Pages

La Fin de l'homme rouge @Bouffes du Nord, le 21 Septembre 2019



Ou le temps du désenchantement titrait Svetlana Aleksievitch. Le sable blanc au sol envahit le plateau comme la neige recouvrirait la Russie en hiver, les planches sont comme une route qui s'effrite, un bureau d'écolier qui tombe en ruine, une vieille carcasse de voiture côté cour, des silhouettes d'astronautes soviets sont projetées sur les façades l'ambiance est posée. Celle de la fin d'un monde. Pour son essai, l'auteur russe est allée au plus près de celles et ceux qui ont vécu la fin de l'ex-URSS et Emmanuel Meirieu s'est chargé de les mettre en scène, les orchestrer.

Tour à tour, ils vont se raconter et partager leur vision de la fin du communisme. Et, l'entrée en matière est pour le moins qu'on puisse dire poignante : le récit d'une mère dont le fils s'est pendu. Anouk Grinberg habite une mère désemparée, aux yeux embués, impuissante face au drame. L'ami de son fils prend la suite, Stéphane Balmino marche désormais dans et pour le nouveau monde qui s'offre à lui et sa génération, laisse échapper quelques notes de sa guitare. Evelyne Didi revêt le rôle de la môme des goulags perdue entre l'idéologie voulue et celle ancrée en elle depuis toujours. Comme possédé, Jérôme Kircher raconte, traumatisé et horrifié son passé de soldat en Afghanistan. Xavier Gallais touche avec un semblant de légèreté avec le partage du souvenir de la mystification imposée dans l'enfance de son personnage, Maud Wyler émouvante en amoureuse d'un irradié de Tchernobyl et terminer sur les mots d'André Wilms, transformé en militant communiste de la première heure - dont la présence ne sera qu'en vidéo -. La voix de Catherine Hiegel devient celle de la journaliste qui nous accompagne dans ces histoires singulières au service de l'Histoire. Les images d'archives de chutes des sculptures de Lénine se succèdent jusqu'à l'obscurité.

Chacun des acteurs habite son personnage, fait corps avec son témoignage et se livre avec son émotion la plus forte pour nous toucher au plus près du cœur. Un seul bémol ici, le manque d'investissement de l'espace scénique de la part des comédiens qui se succèdent sur les planches surélevées sans jamais venir fouler le sable.  

An Irish Story @Théâtre de Belleville, le 15 Septembre 2019


© David Jungman
A l'heure du Brexit, aller voir An Irish Story au théâtre de Belleville c'est faire le pari d'une bonne soirée sans prise de tête. Kelly Rivière maîtrise parfaitement la situation pour notre plus grand bonheur. 

Elle est postée devant les cordes à linge, avec tout plein de photos comme on le ferait dans une enquête policière. La jeune metteur en scène - comédienne s'est mise en tête de nous partager sa quête. Du jour au lendemain Peter O'Farell, son grand-père, a disparu sans laisser de trace . Du moins, il a laissé sa femme et ses enfants. Kelly décide de le mystifier au fil de ses rencontres - amoureuses notamment -  Tantôt Grandpa O'Farell était un explorateur qui se mettait en danger, tantôt un haut dirigeant. Kelly n'est obsédée que par une chose : en apprendre davantage sur lui. 

Rivière est seule sur le plateau et fait intervenir un peu plus d'une quinzaine de personnages tous aussi attachants les uns que les autres. Elle suscite l'admiration de par sa maîtrise des accents british/irish et toute l'énergie qu'elle déploie au service de tous ses personnages : mimes, danse, grimaces... Tout y passe. Si le décor ne change pas, elle parvient à nous faire voyager uniquement grâce à ses personnages et nous faire visualiser un lieu - Londres dans les yeux de son frère par exemple est savoureux -. Elle parvient à nous entraîner dans sa quête et partager ses plus belles émotions le tout dans un rythme trépidant. 



Put your heart under your feet... and walk ! @Centre Pompidou, le 19 Septembre 2019


 © Pierre Planchenault
Parfois, au-delà d'un metteur en scène, du casting, de la pièce, on se laisse guider par son instinct. Ce dernier ne m'a jamais vraiment faussée compagnie mais ce jour-là, avouons qu'il m'a conduite dans une performance-cérémonie des plus... obscures.

La grande salle du Centre Pompidou est plongée dans l'obscurité. A l'avant du plateau côté jardin, une étrange structure ressemble à un manège de tourne disques. Au même niveau côté cour, une multitude de chandeliers peuple l'espace.  L'écran placé en fond de plateau s'allume : le pied de l'artiste en gros plan en pleine session de tatouage. Steven Cohen imprime les mots de l'être tant aimé - Elu - dans sa peau qui donneront naissance au nom de sa création : Put your heart under your feet... and walk !  (Mets ton coeur sous ton pied... et marche !).

Silencieusement, l'artiste entre sur le plateau. Les seuls bruits audibles sont ceux des cercueils blancs maintenus debout faisant office de talons à ses chaussures - déjà surélevées - et ses immenses béquilles. Vêtu d'un bustier blanc et d'un tutu assorti, Steven Cohen traverse le plateau blanc clinique où sont parsemés des chaussons de danse dont quelques uns nous seront montrés à l'écran. Son teint est fardé d'un blanc aussi pur que celui de son costume. Son visage se voit complété par des ailes de papillon, des paillettes, faux-cils et son crâne compte quelques petits arbustes.

De nouveau à l'écran, l'artiste sud-africain déambule toujours en hauteur - les cercueils et béquilles en moins - dans ce qui s'apparente à un jardin japonais. Paisible et plein de grâce, il nous partage ses mouvements dans un univers rêvé presque magique aux couleurs pastels rappelant son costume. Un peu plus tard, il reviendra sur le plateau pour transporter les tourne-disques formant une polyphonie aux sonorités anciennes.

Et là, le rêve s'estompe pour laisser place au cauchemardesque, macabre. Immersion dans un abattoir. L'artiste n'a rien retiré de son costume aux couleurs pures. Le voilà dans le temple de la mort, au milieu des bestiaux suspendus. Il s'immerge littéralement dans un bain de sang. Une bête tuée en parallèle, l'artiste laisse les gouttes tomber sur son visage comme on prendrait la pluie. Le passage est long. Il faut l'admettre ; il est terriblement dérangeant. Trois options : fuir, subir ou fermer les yeux. (J'ai opté pour la seconde en déglutissant le peu de salive qui pouvait encore habiter ma bouche. Je n'avais pas mangé avant et je n'envisageais pas une seconde de le faire après.) La séquence se termine dans un sable noir comme du goudron qui ne laisse entrevoir que son visage.

Pour clore la cérémonie, Steven Cohen allume les chandeliers un à un et prend la parole. Il ne récite aucune prière, absorbe une cuillère à soupe des cendres du disparu et articule quelques mots qui résonnent encore ;  "My taboos are not yours" (Mes tabous ne sont pas les vôtres). Il disparaît lui-même progressivement dans un nuage de fumée blanche.

Il est certain que ce spectacle heurtera la sensibilité de certains d'entre nous. Il n'en est pas moins fort, radical et émouvant à sa manière.


Quelques images...

Tchekhov à la folie @Théâtre de Poche-Montparnasse, le 15 Septembre 2019


Succès de la saison 2018 - 2019 du Théâtre de Poche-Montparnasse, Tchekhov à la folie passe par la case reprise pour cette saison 2019-2020. On prend les mêmes - Emeline Bayart, Jean-Paul Farré et Mathieu Boulet (en alternance avec Manuel Le Lièvre) sous la direction de Jean-Louis Benoit - et on recommence de plus belle dans la grande salle. Le trio s'active autour des deux pièces en un acte du dramaturge russe La demande en mariage suivie de L'ours. Deux "plaisanteries" qui prennent des allures de farces poussées à l'extrême.

Pour La demande en mariage le plateau se transforme en modeste maison de campagne russe dont la conception est signée Jean Haas. On retrouve très vite l'ambiance champêtre dans le mobilier et les costumes, ne manquerait plus que l'odeur. Et très vite, Jean-Paul Farré nous fait entrer en matière et, pour le moins qu'on puisse dire, le volume était au maximum. Agité, survolté comme à son habitude, le comédien ne manque absolument pas d'énergie et entraîne avec lui ses partenaires Emeline Bayart et Mathieu Boulet. Bayart livre ici ses plus belles grimaces et un jeu vif. Pendant que Mathieu Boulet un peu plus sur la réserve, parvient progressivement à trouver sur quel pied s'animer.

Pour L'Ours le cadre se fait un peu plus bourgeois. Le trio redouble d'énergie à en faire vibrer les planches et décomposer quelques bouts de décor. Tchekhov, que l'on connait pour sa plume critique de sa société, prend des allures de théâtre de boulevard et est emporté dans un tourbillon absurde.


The Way she Dies @Théâtre de la Bastille, le 14 Septembre 2019


© Filipe Ferreira
Après avoir entendu le vent souffler l'an passé dans ce même théâtre de la Bastille, il fallait venir entendre se mélanger le français, le portugais et le flamand autour d'une formidable libre adaptation du roman Anna Karénine du russe Léon Tolstoï.

Quelques éléments de décor suffisent à meubler le plateau de la grande salle : un banc mobile, une table, des chaises et le fameux roman du russe côté jardin. Pendant qu'une sorte de cuisine occupe le côté cour. Tantôt dans une gare, tantôt dans un salon toujours hors du temps. Deux couples, deux histoires et un roman. Voilà tout.

Lorsque les spectateurs entrent dans la salle, Frank Vercruyssen et Jolente De Keersmaeker sont déjà là, côté jardin. Il ne parvient pas à se détacher du roman Anna Karénine, héritage de sa mère récemment disparue alors que son épouse délaisse progressivement sa jupe rouge - comme une métaphore d'une passion qui s'effiloche - lui explique tout son désamour en oscillant entre l'humour (cf. le propos sur les yaourts) et la dureté. Quant à Isabel Abreu et Pedro Gil, au Portugal, ils posent les premières pierres de leur foyer mais Isabel Abreu s'éprend - elle aussi - d'Anna Karénine que lui a offert un photographe belge et commence à douter de ses sentiments, de ses ambitions pour son couple...

Ces couples qui se désarticulent sont chargés d'émotions, de poésie. Ils nous partagent la beauté des langues en passant par la subtilité de la traduction en rappelant le pouvoir de la littérature sur nos vies. Chacun des couples interrogent ses principes, sa vision de l'amour pour revivre le désir et la passion amoureuse. Les quatre comédiens offrent un délicieux moment de théâtre. Leurs fragilités, leurs mots, tous les ingrédients sont savoureux et si savamment dosés.


  

Oreste à Mossoul @Théâtre Nanterre-Amandiers, le 10 Septembre 2019

© NTGent
Le metteur en scène suisse Milo Rau a ouvert le Festival d'Automne à Paris en présentant sa création Oreste à Mossoul au Théâtre des Amandiers de Nanterre. Quel spectacle ! Milo Rau s'est emparé de la tragédie grecque d'Eschyle L'Orestie et prend pour décor l'Irak et plus particulièrement la ville de Mossoul, sous le joug de l'Etat Islamique.

Mad world des Tears for Fears accompagne les spectateurs qui arrivent progressivement dans la salle. Sur le plateau, un piano électrique et dans le fond, une sorte de cabane côté jardin, des ruines et un restaurant aux inscriptions arabes côté cour. Entre ces deux "mondes", un écran sur lequel sont projetés des images tournées soit en direct soit antérieures. Les comédiens sont déjà là, en retrait mais bien présents. L'arabe, le flamand et l'anglais cohabitent.

Ce qui fascine ici c'est la juxtaposition du jeu inscrit dans le moment présent et les scènes tournées en Irak qui peuvent parfois se compléter. La frontière avec la fiction n'est plus très épaisse. Le metteur en scène s'efforce de maintenir la violence à une juste distance, ce qui ne l'empêche pas de la pousser radicalement dès que "nécessaire". La dimension documentaire de ce spectacle en ressort beaucoup plus forte. Il est certain qu'ici le spectacle se dessine comme un récit initiatique pour les comédiens sur le plateau et comme un véritable témoignage pour ceux à l'écran. Et c'est sans doute cette alternance des deux registres qui fait la force de ce spectacle.









Strip-Tease 419 @Théâtre de Belleville, le 08 Septembre 2019


Curieuse idée que de (re)créer sur scène un épisode de l'émission belge culte - qui a fait, par ailleurs, son grand retour sur nos écrans français pendant la saison estivale - Strip-Tease. C'est la proposition originale du collectif La Capsule que retiendra le Théâtre de Belleville jusqu'à la fin du mois de septembre 2019.

Un chantier avec un tas de graviers, un mur recouvert de graffitis et un banc, voilà le décor pour le moins urbain choisi par le collectif pour cet épisode d'un nouveau genre - théâtral en l'occurrence - s'inspirant de quatre épisodes déjà existants et des échanges qu'ils ont pu avoir avec les producteurs et l'un des réalisateurs. Tout ce petit mélange a permis la naissance de l'épisode final : le 419.

Et que relate celui-ci ? La vie semée d'embûches de Sarah - Christine Boussaha - une jeune quelque peu paumée qui se retrouve à travailler sur un chantier comme on ne veut d'elle ni au foyer ni au lycée. Un peu vulgaire, agressive et presque incontrôlable, Sarah n'a rien d'une ado ordinaire et on ne peut plus mettre ça sur le compte de la crise. Sur le chantier, elle sympathise avec Jean - Paul Meynieux -. Lui aussi a ses défauts mais sait se comporter - à peu près - correctement. Ces deux jeunes gens - que l'on ne se surprendrait pas à qualifier de "cassos" - sont encadrés par leur tuteur Bruno - Thomas Larbey - impuissant face à leurs attitudes déconcertantes. Le metteur en scène Paul Lourdeaux choisit d'intégrer le personnage du réalisateur - qu'il confiera à Quentin Kelberine - pour commenter façon voix off ses choix.

De la même manière que face à un épisode télévisuel, on ressort avec des interrogations sur ce qu'on vient de voir : était-ce voyeuriste ? Est-ce qu'on a regardé pour se rassurer ? On retrouve le même esprit documentaire de l'émission. Au niveau de l'interprétation, les comédiens se font plaisir, déploient toute leur énergie en croisant parfois le surjeu.


Les Vagues @Théâtre de Belleville, le 06 Septembre 2019


Ils sont six. Ils portent du noir et blanc et occupent le plateau dans l'obscurité. Progressivement la lumière se diffuse dans la salle. Le décor est loin d'être surchargé ; il est composé principalement et simplement de chaises et d'une table recouverte d'un drap blanc. L'ambiance est lourde. Ils viennent d'enterrer leur ami ; Perceval. 

Un ami dont ils ont tous un souvenir singulier. S'enchaînent les souvenirs de chacun. Tour à tour, ils se rappellent et revivent des situations. Le jeu de lumières en tout en clair-obscur très cinématographique permet de recréer un univers qui s'avère être l'intime pour chacun des personnages, comme si le spectateur s'offrait un plongeon dans leurs âmes. Il offre des tableaux presque oniriques. Sans pour autant saisir la personnalité de Perceval, on comprend une volonté de s'échapper, de se détourner de la mort. Et tout comme cette alternance dans l'éclairage, les tableaux oscillent entre gravité et comique. 

Les six comédiens dirigés par la jeune Georgia Azoulay offrent une pièce complexe et raffinée à l'image de l'écriture de l'oeuvre originale de Virginia Woolf qui se lit tantôt en prose tantôt en vers. 




Jules @Théâtre de Belleville, le 05 Septembre 2019


Chacun est placé dans un coin du plateau. Ils forment un carré. Ils entrent un par un, commencent à former une chaîne. 
Chacun fonctionne comme un automate, avec les bruitages que les comédiens font eux-mêmes. Très vite l'univers du fast-food est recréé sans un seul élément de décor, ou juste, celui des corps. En retrait, côté cour, un espace cuisine avec une cocotte et des légumes, une ratatouille est en préparation. 

Jules, c'est ce jeune nouvel arrivant au fast-food, qui va chercher à s'intégrer à cet univers. Tant bien que mal Jules tentera de remettre la vérité en place ; il s'appelle Barth. Ses collègues qui empilent des boîtes avec enthousiasme, l'obsédé du "bac", sa supérieure franglaise à l'humour pour le moins spécial, les clients - parmi lesquels un critique culinaire prêt à démonter StarBurger qui finit par s'amouracher de la gérante -, tous ont des caractères loufoques et s'avèrent terriblement attachants. Les personnages passeront tour à tour par l'espace cuisine, où ils y trouvent leur parenthèse, leur bulle de réflexion et en sortent grandis. 

Mickaël Allouche et sa joyeuse compagnie Carrelage collectif - Juliette de Ribauourt, Adrien Madinier, Barthélémy Maymat et Paul Scarfoglio - livrent un récit savoureux, un bouillon d'ingéniosité et de créativité. L'humour est présent à chaque instant. Quant à l'aspect tragique, il n'est jamais très loin. Le jeune metteur en scène n'hésite pas à citer des sources d'inspiration très graphiques dont notamment la bande dessinée - il fait mention de Goscinny, Sempé et Larcenet - et le dessin animé - Tex Avery -. Et le ressenti fonctionne à merveille notamment dans les mimes et bruitages. Jacques Demy figure incontournable de la comédie musicale trouve également sa place et le duo des presque jumeaux offre un bel hommage au créateur des Demoiselles de Rochefort