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_jeanne_dark_ @Théâtre de la Commune, le 04 Octobre 2020

 

© Marion Siéfert

En 2018 déjà, le binôme Marion Siéfert / Helena de Laurens questionnait l'adolescence dans le spectacle Le grand sommeil (souvenir ici) dans le même cadre du Festival d'Automne dans les mêmes murs - seule la salle diffère -. Cette fois, le duo féminin décide de jouer sur les planches ET le virtuel, plus particulièrement sur le réseau social Instagram - qui fête en 2020 ses 10 ans -. Helena de Laurens entre sur le plateau blanc vêtue d'un anorak vert qu'elle délaissera. On ne voit pas son visage, seule sa chevelure brune dépasse de la capuche. Sans un mot, elle active le direct. Son visage est désormais visible de tous les spectateurs par le biais de deux écrans latéraux. 

On retrouve Jeanne. Mais cette fois, Jeanne est l'aînée d'une fratrie de trois enfants, de parents "cathos", elle vit dans une banlieue pavillonnaire d'Orléans. Si on fait allusion à Jeanne d'Arc, d'une certaine manière elle entend aussi des voix. Malheureusement pour elle, porteuses de railleries autour de sa virginité. L'adolescence, l'âge ingrat par excellence. Elle décide de se raconter, le temps d'un "live" Instagram. Et ce live Instagram est accessible à des spectateurs extérieurs au plateau qui, en se connectant au compte créée pour l'occasion "_jeanne_dark_",  assistent à la représentation. 

Tantôt sur trépied tantôt dans la main, le téléphone enregistre les métamorphoses grâce aux filtres (masques vidéos en réalité augmentée), les danses, des pétages de plombs et autres émotions fortes de l'ado. Aucun autre personnage ne l'accompagne. Elle est seule face à tous. Sa mère n'interviendra que par le biais de SMS en ouverture et vocalement en clôture. 

L'exercice est complexe : se voir pendant 1h30 sans avoir à se regarder, se confronter aux regards des autres en sachant pertinemment qu'une partie d'entre eux ne sont pas présents physiquement - certains spectateurs se manifestent par messages ou par simples envois de smileys ou emojis -. Très vite, on se concentre sur les écrans, pour la voir elle et parfois, on détourne le regard pour le porter sur le plateau pour la regarder se déplacer. La danseuse Helena de Laurens a su donner à son personnage une véritable dégaine qui lui est propre. Le binôme de filles signe un objet théâtral totalement inédit qui fonctionne à merveille et qui réussira peut-être le pari de faire venir les plus jeunes au théâtre. 


 

Gold Shower @Maison de la musique - Nanterre, le 02 Octobre 2020

 

© ADELAP

Gold Shower est avant tout une rencontre de corps, d'univers, de génération. Il serait bien réducteur de parler d'une création d'un jeune danseur et d'un vieux pour parler de François Chaignaud et d'Akaji Maro. La danse contemporaine flirte avec une danse ancestrale. Et le résultat de ce mélange est de toute beauté. 

Akaji Maro entre le premier sur le plateau, sa silhouette blanche est très légèrement éclairée. Il longe la scène avec une grande légèreté, tel un fantôme. François Chaignaud doré émerge du bassin avec une coiffe elle aussi dorée digne d'une couronne de laurier, le tout dans un cri sans bruit. Au bord du bassin, les deux hommes se retrouvent, jouent ensemble, se séduisent, s'apprivoisent. En lui tendant un miroir, Akaji Maro donne l'impression de devenir Echo qui tombe sous le charme de Narcisse. Les deux deviennent finalement un couple complice qui offre des moments d'une grande variété de registres. 

Lorsque Chaignaud se retrouve corseté, Majo s'assure du bon laçage, le promène sur le plateau. Quelques mouvements, qu'on croirait empruntés au flamenco, font vibrer intérieurement. Les deux danseurs jouent sur leurs différences et s'associent pour un spectacle avec une grande sensualité et beaucoup d'humour - les 2 finissent par uriner dans le bassin comme des mômes - jusqu'aux saluts clownesques dans leurs burlesques costumes floraux sur fond de musique de cirque. La sensation que l'un comme l'autre poursuit son apprentissage. 

Moi, Jean-Noël Moulin, Président sans fin @MC93, le 27 Septembre 2020


© Ludovic Lang

Jean-Noël Moulin a fait un choix de vie : vivre reclus dans les bois. Il a pour seul compagnon son chien qu'il a nommé "Chien" et vit, rêvasse sur la face plate d'un rocher. Il s'offre des sessions de marche quotidiennes pour trouver de quoi subvenir à ses besoins ou simplement de quoi meubler son foyer. Et un soir, en allumant son poste de radio, il apprend une nouvelle incroyable : l'avion présidentiel a percuté la montagne voisine. Aucune nouvelle du Président et de ses équipes. Puis l'information dramatique arrive : ils ont perdu la vie dans l'accident. Il découvre non sans surprise une mallette...Celle du Président ! Dans cette dernière, il trouve le téléphone présidentiel. Le voilà qui endosse alors le rôle du Président sans qu'on ne lui demande vraiment quoique ce soit. 

Dans ce riche monologue qu'écrit Mohammed Rouabhi où l'état du monde est questionné, Patrick Pineau livre un jeu particulièrement puissant, habité sur un plateau dépouillé où seuls trônent le rocher, une couverture et la fameuse valise. Non, Chien n'est point présent physiquement. Nous spectateurs masqués, sommes bien là et les émotions oscillent entre le rire et la colère. Nous suivons, sans doute par compassion, Jean-Noël. Ludovic Lang et Christian Pinaud signent un jeu de lumières qui recréée la forêt façon mapping au sol qui laisse libre cours à notre imagination. Le tout dans une création sonore de Philippe François orchestré par Sylvie Orcier.

Le Grand Inquisiteur @Théâtre de l'Odéon, le 26 Septembre 2020

 

© Simon Gosselin

Deux années se sont écoulées depuis la mise en scène des Démons (souvenir ici) présenté aux Ateliers Berthiers, Sylvain Creuzevault revient et il est en pleine forme. Et là pour Le Grand Inquisiteur, en plus du Christ, il convoque des figures politiques contemporaines inattendues - ou presque quand on connait un peu le travail du personnage - : Karl Marx, Thatcher, Trump, Staline, Heiner Müller et brièvement Hitler... 

L'entrée en matière se passe dans une sorte de cloître froid où le Christ fait face au Grand Inquisiteur. Puis, les néons éclairent le plateau, le Christ est comme propulsé sur Terre. C'est ici que Creuzevault n'hésite pas à créer le joyeux chaos pour notre plus grand plaisir à grand renfort d'humour noir en allant jusqu'à s'offrir une scène de cannibalisme - après tout, le Christ annonce lui-même la couleur lorsqu'il dit "Prenez et mangez ceci est mon corps" -. Il faut toutefois admettre qu'il y a parfois des moments très bordéliques et des approximations dans le texte, les références littéraires sont particulièrement nombreuses ce qui n'est pas toujours facile à suivre. 

Dans le casting on retrouve les presque fidèles Servane Ducorps, Frédéric Noaille, Sylvain Sounier, Sava Lolov, Arthur Igual, Vladislav Galard et Nicolas Bouchaud. Sylvain Creuzevault donne aussi un peu de sa personne pour finaliser la mise en place de son décor sur une échelle branlante en plus de la réplique introductive. Au sortir du spectacle, on retient que le jeune metteur en scène n'a rien perdu de sa créativité et de son esprit critique. Le rendez-vous est pris en Novembre pour Les Frères Karamazov. 


Abnégation @Monfort Théâtre, le 25 Septembre 2020



L'ambiance est obscure. Une table centrale est recouverte d'une toile plastifiée blanche, l'éclairage aux néons blafards ne rassure pas, le plateau est clôturé de paysages en noir et blanc sur de grands panneaux qui font office de fenêtres. Quelque chose de pas net s'est sûrement passé. Deux hommes dans un état second discutent. Il ne serait pas surprenant de retrouver des cadavres dans les alentours. Et nous entrons dans la matière, nous pénétrons dans les bas-fonds. Sans jamais tout se dire, ce sont sur la base de non-dits que les personnages révèlent leurs travers les plus vicieux, les rendant monstrueux. Et quand ils sont isolés, un semblant d'humanité revient. 

Le metteur en scène Guillaume Durieux a fait appel au scénographe François Gauthier-Lafay pour recréer une ambiance pesante, stressante, tendue dans la cabane du Monfort. Et les comédiens sont tous (des) puissants. A commencer par Eric Caruso qui parvient à faire de Paolo un véritable parrain, droit suivi de près par Alain Fromager qui incarne un José particulièrement intimidant. Mais le clan ne se limite pas qu'à deux hommes. Thomas Gonzalez endosse le rôle de José, communicant cocaïné, pris au piège de ses supérieurs. Cette organisation presque mafieuse, piétine l'un des siens : Stanislas Stanic qui porte sur ses épaules le rôle de Celsio. Ce dernier conseiller qui incarne l'abnégation, sans nulle autre alternative. Vous pensiez qu'aucune femme ne trouverait sa place ? Florence Janas brille de par la complexité de son personnage - Flavia - prise au piège, tiraillée par ses volontés et ses intérêts. Guillaume Durieux et son quintet nous tiennent en haleine de bout en bout, la peur parfois nous habite - la sortie inattendue d'une arme en toute fin double la tension, on ne la quitte presque plus des yeux - comme on aime la ressentir au théâtre. 

Abnégation n'est que le premier volet d'une trilogie politique que signe le brésilien Alexandre Del Fara, témoignage de la conjoncture politique et sociale de son pays. Si l'utilisation de musiques folkloriques et les noms des personnages rappellent le cadre, la tension créée semble si proche de nous. Les petites magouilles ne sont pas propres à un pays. Elles existent partout. 


The History of Korean Western Theatre @Théâtre de la Bastille, le 24 Septembre 2020

 

 © Choy Jongoh

Jaha Koo clôt sa trilogie Hamartia avec The History of the Korean Western Theatre au Théâtre de la Bastille. Il est à nouveau accompagné de son fidèle compagnon Cuckoo (l'autocuiseur de riz) et d'un petit nouveau ; l'origami baby. Cette fois-ci quand on rentre, Jaha Koo est assis à même le sol en pleine session de pliage.

Après avoir décortiqué le contexte socio-économique de la Corée dont il est originaire depuis la crise financière de 1997, Jaha Koo essaie de revenir aux origines du théâtre coréen. Et il nous partage un triste constat ; c'est complexe de parler de théâtre coréen, parce qu'il n'y en a tout simplement pas. La faute du colon japonais notamment. L'héritage occidental est plus que jamais présent dans l'apprentissage même du théâtre. 

De la même manière que pour Cuckoo (souvenir), il convoque la mélancolie et l'humour. Koo se livre un peu plus personnellement dans ce spectacle, n'hésitant pas à raconter des anecdotes qui lui sont chères ; sa grand-mère qui perd la mémoire, l'arrivée de son fils… Doit-on voir un parallèle entre la perte de la mémoire de sa grand-mère et l'absence d'une culture propre, l'effacement progressif des traditions...? Peut-être. La naissance de son fils serait donc une sorte d'issue, de renaissance d'une identité coréenne ? L'homme de théâtre déploie à nouveau ses maîtrises de l'utilisation de la vidéo qui l'accompagne durant tout le spectacle. Le dernier volet d'Hamataria se révèle donc tout aussi touchant que Cuckoo et renouvelle le genre du théâtre documentaire. 

Aux Eclats... @Théâtre de la Bastille, le 21 Septembre 2020

 

© Jean-Louis Fernandez

Il y a les éclats de rire, les coups d'éclat, l'éclat de génie et "Aux éclats..." de Nathalie Béasse. Un spectacle qu'on pourrait voir comme une traversée poétique pluridisciplinaire. Les arts plastiques côtoient le spectacle vivant pour une chouette union.

Une fois les spectateurs confortablement installés, les voilà confrontés à un fort bruit de perceuse, des coups de marteau. Impossible de localiser véritablement la source. Puis voilà que des ouvriers prennent la parole. Là non plus on ne parviendra pas à trouver d'où ils nous parlent. S'en suivront quelques dégâts matériels : de la poussière s'écoule du plafond côté jardin, une sorte de coulée de peinture s'échappe du seuil d'une porte qui donnerait sur les coulisses. Et voilà que trois hommes vêtus de costumes complets font irruption dans la salle. Loin d'être discrets, ils nous enjambent, réfléchissent bruyamment pour finalement arriver sur le plateau à quatre pattes. De vrais clowns. 

Étienne Fague, Clément Goupille et Stéphane Imbert enchaînent les gags et les répliques aussi absurdes les unes que les autres un coup en allemand, un coup en anglais et parfois en langue de Molière dans des tableaux en (dé)construction. Peu d'objets sur la scène, juste assez pour la saccager comme par magie à coups de cordes tirées et autres mécanismes. Le trio de joyeux lurons convoque le rire ravageur. Jusqu'à laisser un plateau en miettes à cause de leurs coups finaux de colère. 

Il ne faut pas chercher du sens à tout prix, juste se laisser porter par chacun des tableaux pour savourer la poésie qui se déroule sous nos yeux. Un petit gang de grands enfants, un peu fripons qui se seraient réunis dans le monde des adultes qu'ils ont investi pour mieux le démanteler, le décortiquer. Et là, on s'éclate. 



Un ennemi du peuple @Théâtre de Belleville, le 17 Septembre 2020

 

© Vincent Fillon

Interpréter Un ennemi du peuple après que le duo Nicolas Bouchaud / Jean-François Sivadier ait dynamité le Théâtre de l'Odéon (souvenir) était un défi de taille auquel il faudra ajouter le fait d'être programmé en période de crise sanitaire universelle. Guillaume Gras et sa bande n'ont pas manqué de courage.  

Nous voilà plongés dans un dispositif quadri frontal. Guillaume Gras tire son épingle du jeu en offrant une adaptation résolument plus courte, condensée du texte d'Ibsen. Et cette version ramassée s'avère efficace. Peut-être parce qu'il en reste l'essence pure. Dans une économie de moyens, les comédiens sont démasqués - justement parce qu'ils sont les seuls à ne pas porter de masques ? - assis parmi les spectateurs, devenus juges d'un tribunal sur plateau. Les répliques fusent une fois qu'ils se positionnent debout au milieu du plateau puis les actions s'enchaînent dans un rythme soutenu. Pas ou peu d'éléments de décor, une table côté cour garnie d'une carafe. Rien de plus.  

Le comédien central Nicolas Perrochet campe un Thomas Stockman volcanique, convaincant suivi de près par Gonzague Van Bervesselès en frère féroce dans son cynisme. Il ne faut pour autant pas oublier Ivan Cori en impeccable représentant digne de la fameuse "majorité compacte", Marie Guignard en épouse aimante, Eurialle Livaudais en journaliste corrompue et Bruno Ouzeau en beau-père soucieux de ses petits intérêts particuliers. 

A l'heure de l'épidémie et des nombreuses informations contradictoires, aux mensonges, le texte du dramaturge norvégien ainsi raccourci prend une résonnance encore plus contemporaine et nous rappelle fortement la célèbre phrase de son contemporain britannique George Orwell "A une époque de supercherie universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire". 

Surprise Parti @Théâtre de la Reine Blanche, le 16 Septembre 2020

 

© Madie Bergson

Inspirée de faits réels, Suprise Parti est une petite pépite politique avec un humour mordant. Aux élections municipales de Reykjavik en 2010 émerge un candidat d'un nouveau genre, il s'agit de l'humoriste punk Jón Gnarrr. Il se lance dans la campagne aux couleurs d'un parti qu'il a inventé de toutes pièces et sobrement appelé le Meilleur parti. Derrière ce parti, un programme pour le moins qu'on puisse dire absurde qui se concluait par "nous pouvons faire encore plus de promesses que les autres partis parce que nous n’en tiendrons aucune". L'idée maîtresse est donc simple : se payer la classe politique traditionnelle. 

La jeune dramaturge toulousaine et metteur en scène Faustine Noguès reprend la trame narrative de la candidature, l'exercice du pouvoir et la fin de mandat. Elle décide de connecter deux univers distincts : celui complètement déjanté de l'artiste et celui plus froid, plus lisse de la sphère politique que sa scénographe Alice Girardet symbolisera par deux espaces - estrades - scéniques qui ne très vite ne feront plus qu'un. 

Faustine Noguès s'entoure pour l'occasion de jeunes comédiens (Léa Delmart, Rafaela Jirkovsky, Blanche Sottou, Ulysse Robin, Nino Rocher et Damien Sobieraff) au jeu dynamique et généreux qui frôle l'improvisation. Ici, le langage est moqué non sans pertinence. On retiendra plus particulièrement la reproduction des discours télévisuels ; chacun des candidats clame son programme avec une contrainte brillante : l'usage exclusif de mots commençant par une lettre spécifique. Si la matière de départ est efficace, l'écriture et son adaptation scénique le sont tout autant. Faustine Noguès signe ainsi une première création réussie de bout en bout. Elle se révèle une jeune auteur à suivre de près car prometteuse. 

Evidemment à l'heure où la France a connu la candidature aux présidentielles (et non municipales) d'un Coluche il y a déjà quelques années, c'est désormais à Jean-Marie Bigard que l'on pense. Il nous faut faire le tour de quelques pays européens pour se rendre compte que l'idée en a séduit plus d'un. Mais combien sont allés jusqu'au bout ? 


Pour le plaisir : la chanson du Meilleur parti

Dans la solitude des champs de coton @Plateaux Sauvages, le 03 Septembre 2020

 

© Christophe Raynaud de Lage


On prend les mêmes (Roland Auzet à la mise en scène, La Muse en circuit à la création sonore et le duo féminin Anne Alvaro / Audrey Bonnet) et on recommence quatre ans plus tard pour le plus grand bonheur des koltésiens. Cette fois, on change de décor. Après les Bouffes du Nord où les fantômes Chéreau / Koltès ont tenu compagnie aux spectateurs, c'est dans des cadres "insolites" que la troupe nous invite. Parvis de l'Institut du Monde Arabe, esplanade de la Bibliothèque François Mitterrand, stade, rives de la Seine et maintenant rue des Plâtrières dans le 20ème arrondissement de Paris aux abords des Plateaux Sauvages. 

La rue, le meilleur endroit pour représenter l'étrangeté du lieu, pour faire vivre la rencontre du dealer et du vendeur. Au milieu des spectateurs, tantôt au plus près d'eux, assises sur le trottoir, courant dans la rue, les deux protagonistes sont partout mais surtout avec nous et au plus près de nous, pour une raison simple : leurs répliques s'écoutent au casque. La confrontation est d'autant plus forte : les émotions presque sauvages d'Audrey Bonnet côtoient les paroles plus douces, plus posées d'Anne Alvaro

Et le charme opère à nouveau. La langue koltésienne poétique, intense et vertigineuse résonne encore dans l'âme. Pouvoir marcher dans leurs pas, c'est se sentir comme partie intégrante du spectacle sans pour autant donner la réplique. Les sons de La Muse en circuit habitent la rue, rajoutent un nouveau degré dans "l'étrangeté". Sans toujours savoir où sont les comédiennes, on les cherche du regard ou parfois on ferme les yeux et se laisse porter par les paroles, on se laisse parfois tenter de susurrer la fameuse réplique "Deux hommes qui se croisent n'ont pas d'autre choix que de se frapper, avec la violence de l'ennemi ou la douceur de la fraternité."

Les mains sales @Théâtre 12, le 12 Mars 2020

Le jeune metteur en scène Jules Lecointe et sa compagnie du Cerf-Volant ont pu investir le Théâtre 12 juste avant les grandes annonces gouvernementales relatives au confinement afin d'y proposer une adaptation de la fameuse pièce de Jean-Paul Sartre ; Les mains sales

Sur le plateau, peu d'éléments de décor suffisent notamment grâce à un savant mécanisme de panneaux mobiles pensé et conçu par Pauline Phan et Arthur Duvillaret. Les panneaux suggèrent de micros espaces dans lesquels les personnages évolueront. Les huit jeunes comédiens nous entraînent avec un bon sens du rythme dans les multiples registres qu'impose la pièce de l'existentialiste. Sans nécessairement la dater, Jules Lecointe propose une adaptation hors temporalité que l'on serait tenter de contextualiser de nos jours en 2020. 

Engagement, idéal, philosophie, politique, manipulation... Des thèmes forts qui ont su trouvé un écho particulier chez le jeune Lecointe qui signe ici sa toute première mise en scène. Il s'est entouré pour l'occasion de Simon Djaro, Aïda Hamri, Noé Pflieger, Eliot Trovero, Bastien Spiteri, Léa Marie-Saint GermainThomas Rousselot et Léo Dérumeaux qui tous ensemble livrent un jeu très dynamique. Le duo Hugo/Hoederer (Bastien Spiteri / Noé Pflieger) retient particulièrement l'attention, la fascination que peut créer Hoederer sur Hugo se transpose sur les spectateurs pour le plus grand des bonheurs. La compagnie du Cerf-Volant a du talent à exploiter, le temps jouera en sa faveur un jour ou l'autre. 

Les Innocents, Moi et l'Inconnue de la route départementale @Théâtre national de la Colline, le 06 Mars 2020


© Jean-Louis Fernandez
Quand nous avions vu le spectacle, on s'était dits qu'il fallait laisser décanter un peu. Il fallait digérer cette pièce très verbeuse. Après avoir pris le recul nécessaire, l'actualité est passée par là et a donné comme une nouvelle clé de lecture.

Les innocents, moi et l'inconnue de la route départementale est une pièce de l'autrichien Peter Handke profondément humaniste. Un homme "Moi" accueille le printemps sur une route départementale abandonnée. A la belle saison voilà que débarquent ceux que l'auteur nommera les Innocents - qu'on aurait tendance à juger comme étant les Inconscients - et l'Inconnue qui à l'arrivée de l'automne pointe le bout de son nez comme une lueur d'espoir. La départementale est à la croisée des humanités. C'est un peu notre chère planète Terre.

Jacques Gabel a reconstitué un tournant d'une route de campagne au bord de laquelle une petite cabane de fortune trouve sa place. La maison de "Moi". Ce dernier est interprété avec brio par Gilles Privat qui lui donne toute son épaisseur : plein de drôlerie et touchant. Les paroles sont belles, frôlent la poésie philosophique. Ce sont les monologues qui s'enchaînent plus que les dialogues. Quelques respirations en plus n'auraient point fait de mal. Le chef des Innocents - Pierre-François Garel - n'est pas dans l'opposition frontale avec Moi, ils débattent ensemble avec une complicité certaine. Dans la pénombre, lorsque les Innocents marchent pendant l'hiver, c'est un magnifique tableau qui s'offre aux spectateurs. Alain Françon a dicté à ses comédiens la rigueur et la justesse, ils se sont exécutés avec excellence. 


Clinamen show @Monfort Théâtre, le 03 Mars 2020


Clinamen show est un spectacle à la croisée du cirque et du théâtre. Elles sont quatre à partager le vaste plateau de la grande salle du Monfort ; Fanny Alvarez, Sarah Cosset, Océane Pelpel, Fanny Sintès - qui forment le groupe Bekkrell -. Le décor ? Une forêt d'une dizaine de perches télescopiques. Métal, cordes et câbles en tout genre cohabitent. L'histoire nous amène à faire la rencontre du Lieutenant Michel Gas et de la journaliste Dolorès Dumèse. Tous deux enquêtent sur la mystérieuse disparition de plusieurs femmes dans tout le pays. Leurs pas les amènent sous le chapiteau du Clinamen show. Un cirque itinérant qui met en scène des femmes. Chaque jour, toujours plus de numéros sont proposés. Etrange... Le nom du Clinamen show prend son origine de la théorie pataphysique selon laquelle "l'atome, tout en se dirigeant en ligne droite vers le bas en vertu de son poids et de sa pesanteur, dévie légèrement de côté" (source Universalis).

Ce spectacle frappe par son esthétique envoûtante qui recréée un espace chargé de mystères tirant son inspiration du film Stalker du réalisateur russe Andreï Tarkovski pour sa "zone". Cette dernière se divise en deux niveaux : sur et sous les perches. Le quatuor féminin offre des moments aussi poétiques qu'énigmatiques. Dans leurs moments suspendus, elles nous embarquent avec elles dans les hauteurs, vaste terrain de jeu onirique et lorsqu'elles redescendent fouler les planches, elles nous rappellent le réel. Cabaret, polar et cirque s'entremêlent pour offrir un spectacle où le mystère plane, l'ambiance s'obscurcit minute après minutes, des personnages inquiétants surgissent. Clinamen show réserve de belles surprises visuelles. Sensualité et poésie font souvent bon ménage, Clinamen show peut être pris pour preuve.   

Mon fils marche juste un peu plus lentement @Manufacture des Abbesses, le 1er Mars 2020


La compagnie franco-argentine El Vaïven pose ses valises à la Manufacture des Abbesses pour y jouer la pièce du dramaturge contemporain croate Ivor Martinić Mon fils marche juste un peu plus lentement. Pas besoin d'un décor ostentatoire : une table, quelques chaises et un bouquet de ballons suffisent à resituer la demeure familiale et plus particulièrement le salon dans lequel tous les comédiens passeront au moins une fois. 

C'est jour de fête pour Branko - Florent Mousset -. Il fête ses 25 ans. Mais il faut bien l'admettre, il n'est pas d'humeur festive. 25 ans c'est un bel âge, sans doute. Quand on est sur fauteuil roulant, on a des aspirations différentes. Lui, il s'en est accommodé. Et toute la famille s'agite dans tous les sens pour les festivités. A commencer par sa mère - Teresa Ovidio - qui s'efforce de garder le sourire alors qu'elle est au bord de la déprime, sa grand-mère - Maria Verdi - perd la boule, son père et son grand-père s'affichent comme les grands fuyants - Laurent Czerniak / Ivan Toulouse -, sa jeune sœur qui sourit à la vie - Eva Carmen Jarriau - avec son amie loin d'être effarouchée Sara - Elena Durant -, son oncle - Chap Rodriguez - et sa tante Astrid Albiso accro aux médicaments / antidépresseurs.  Alors que les ballons sont noirs, chaque membre de la famille porte des couleurs vives. Comme porteuses d'un espoir de jours meilleurs pour Branko. Même si véritablement, chacun ne sait pas trop comment s'y prendre. Chaque personnage est porteur d'une maladresse toujours touchante.   

Martinić dresse ainsi le portrait d'une famille comme il en existe mille aux membres très attachants. On appréciera ici la légèreté de cette pièce à l'écriture simple et efficace. Le jeune metteur en scène Juan Miranda a fait naître chez ses comédiens une belle complicité intergénérationnelle. Loin des discours s'apitoyant sur le handicap, Mon fils marche juste un peu plus lentement interroge très justement nos propres comportements par l'humour. Un divertissement familial à la portée de tous ! 



L'Eveil du printemps @Théâtre de la Tempête, le 1er Mars 2020


Quel immense plaisir que d'assister à la représentation de L'Eveil du printemps de Frank Wedekind mis en scène par l'homme de théâtre belge Armel Roussel. Ecrite en 1881, crée en 1891, la pièce a été interdite. Elle était considérée comme pornographique. Il n'en est plus rien. L'époque évolue, les moeurs avec. 

 © Pascal Gely
Sur le grand vaste plateau, les spectateurs gagnent les gradins pour faire face un terrain vague jonché de terre fraîche, sur laquelle reposent une petite botte de foin et un vieux canapé en pleine décrépitude. Et, celle qu'on attend, la jeunesse qui occupe les lieux avec ses jeux. Côté cour, dans le fond sous une lumière bleutée, le duo belge Juicy s'agite sur les platines et les claviers en offrant quelques sons hip-hopOn célèbre les 14 printemps de la petite Wendla Bergmann - Judith Williquet -. Une adorable adolescente en fleurs qui pose plein de questions existentielles. Dont la fameuse "comment on fait les enfants ?". Un peu tardivement ? A l'époque en tout cas, c'était jugé comme trop tôt. Dans le genre crédule, perturbé et anxieux y a Moritz Stiefel - Nicolas Luçon -. Et puis, il y a celui qui connait à peu près la vie - il l'a lue dans les livres, c'est Melchior Gabor - Julien Frégé -. On pourrait s'arrêter là tant les personnages convoqués sont nombreux. Ils sont tous adolescents. Ils découvrent leurs corps, la sensualité, l'homosexualité mais aussi la violence, l'avortement, le suicide... Les printemps nouveaux à l'aube d'un automne pluvieux. 

 © Hubert Amiel
A prime abord, tous ces jeunes adultes qui jouent des ados nous troublent. Mais progressivement, on est emportés avec eux dans un tourbillon nostalgique des jeunes années. Les pas moins de douze comédiens sont animés par une énergie furieuse par laquelle les émotions débordent. C'est intense, c'est beau - le travail sur les lumières d'Amélie Gehin est un régal pour les yeux -. Proches de l'univers d'un Roberto Zucco du regretté Bernard-Marie Koltès, Armel Roussel et ses comédiens offrent un spectacle total, où la jeunesse et son pétillement sont sublimés. Alors oui, ils sont douze et jouent de nombreux rôles où ils excellent tous mais le trio Luçon / Frégé / Williquet tire son épingle du jeu, tantôt attachant, tantôt bouleversant. 

Toute nue @Théâtre Paris Villette, le 28 Février 2020



Mélange très à propos que celui de Georges Feydeau Mais n'te promène donc pas toute nue et de morceaux choisis de plusieurs textes du dramaturge suédois Lars Norén (La Veillée, Détails, Démons et Munich-Athènes), Toute nue d'Émilie Anna Maillet une création féroce et très ancrée dans le XXIème siècle.

Ventroux - Sébastien Lalanne - est un homme politique. Député, il est promis à un avenir de Ministre de la Marine. Il n'hésite pas à utiliser l'image de son couple pour gagner la confiance de l'opinion publique. On n'imagine jamais vraiment tout ce que les politiques sont prêts à faire pour une place au soleil. Ventroux, lui, a choisi de mettre sa vie de couple au premier plan. Jusqu'à ce que Clarisse, son épouse - Marion Suzanne - se rebelle. Son mode opératoire ? S'afficher nue partout. A la maison, devant le domestique, devant les journalistes, devant les autres politiques ; par-tout ! Clarisse joue la carte d'une résistance insolente. "Résiste. Prouve que tu existes." chantait France Gall. Et progressivement, elle ruine l'image de son mari qui n'a pas hésité à l'utiliser, jusqu'ici, comme un simple outil de communication.

Fantastique duo que Sébastien Lalanne et Marion Suzanne dans cette pièce rythmée en direct par la batterie de François Merville - qui interprète également le domestique du couple -. Tout se joue sur le plateau et en dehors. Les moments les plus glaçants sont tournés hors champs par l'intermédiaire de la caméra du journaliste du Figaro - interprété par Simon Terrenoire -. Initialement venu interviewer Ventroux sur "la politique en général", il se retrouve à filmer le couple dans son intimité, récupérant ainsi des images qu'il qualifiera de "pimpantes".  Entre courses poursuites et joutes verbales, Sébastien Lalanne et Denis Lejeune - qui incarne ici le maire Hochepaix - offrent de savoureux moments clownesques. Si on ne devait en retenir qu'une, la scène du "hop hop hop" est un bijou. Le tout est orchestré dans une scénographie pertinente conçue par Benjamin Gabrié où l'on imagine toutes les pièces de la maison. Le théâtre utilisé dans ses moindres recoins et l'usage de la vidéo projetée sur les parois est judicieux. On notera également un superbe travail avec l'eau dans tous les sens, illustrant à merveille l'expression de "l'arroseur arrosé".






Les Témoins @Manufacture des Abbesses, le 14 Février 2020


Dans ce nouveau spectacle, le metteur en scène Yann Reuzeau et sa bande nous font découvrir les coulisses de la rédaction du journal Les Témoins - qui donnera son nom à la pièce -  à l'heure où l'extrême droite est arrivée au pouvoir. La ligne éditoriale des Témoins est claire : raconter les faits, rien que les faits. Mais peut-on toujours rester neutre à partir du moment où la démocratie se fragilise ? 

Le spectacle s'ouvre sur une conférence de rédaction durant laquelle les journalistes échangent sur la couverture faisant suite aux résultats des élections. Tous s'agitent dans tous les sens. La neutralité prônée semble mise à mal. Chacun expose sa vision : changer la ligne éditoriale, résister... Il faut choisir. Comme le dit l'adage, choisir c'est renoncer et renoncer ce n'est pas choisir. Les six journalistes de la rédaction se divisent. Plus les jours passent, plus les conflits internes s'intensifient. Le coup de grâce : une loi liberticide. La rédaction se trouve prise dans une spirale infernale.

Yann Reuzeau et son collectif signent ici une pièce richement documentée, bien écrite et, surtout, rythmée. Cette dystopie nous rappelle un certain 1984 Big Brother vous regarde mis en scène, il y a quelques années, par Sébastien Jeannerot au Théâtre de Ménilmontant. Elle nous tient en haleine et ce, jusqu'à l'ultime minute. Jouant habilement avec les projections vidéos en temps réel, les projections des unes, le "back office" du journal, ils nous embarquent avec eux jusqu'au bout. Les six comédiens sont dans un jeu plein d'énergie dans un espace scénique étroit, le dispositif est pensé de façon à nous faire imaginer différents lieux sans nécessairement changer l'intégralité du décor et progressivement, les spectateurs se retrouvent à assister à sa destruction. 

La nuit des rois ou Tout ce que vous voulez @Comédie Française, le 05 Février 2020


© Jean-Louis Fernandez, collection Comédie-Française
Pièce festive que La nuit des rois ou Tout ce que vous voulez à la Comédie Française. Une adaptation pour le moins (dé)culottée, radicale du metteur en scène allemand très en vogue Thomas Ostermeier. Reprise pour la saison 2019-2020, la troupe du Français dynamite les conventions avec quelques clins d'oeil à l'actualité du moment (Corona virus, réforme des retraites...).Sur le plateau de la salle Richelieu, la terre d'Illyrie devient une espèce d'île au sable blanc où poussent quelques palmiers ici et là, un trône en pierre au centre sur lequel un duo de gorilles passera et un podium qui coupe en deux l'orchestre à hauteur des têtes des spectateurs. 

La nuit des rois est une pièce franchement comique autour des apparences et la confusion des sentiments. Viola (Georgia Scalliet), rescapée d'un naufrage dans lequel elle perd son jumeau Sébastien (Julien Frison) offre ses services au duc Orsino (Denis Podalydès) en devenant un homme. Elle se renommera Césario pour l'occasion. Il s'avère que son maître est fou amoureux de la comtesse Olivia (Adeline d'Hermy). Sentiment que cette dernière ne semble pas partager. En revanche, le jeune page ne semble pas l'avoir laissée indifférente. Son entourage de bouffons semble comprendre ce qui se trame. Marie (Anna Cervinka), Sir Andrew Gueule de Fièvre (Christophe Montenez), Feste (Stéphane Varupenne) et Sir Toby Haut LeCoeur (Laurent Stocker) vont donc s'en mêler de très près. Un quatuor hilarant. 

© Jean-Louis Fernandez
Au-delà d'un texte intelligemment mis à jour, les comédiens offrent un jeu particulièrement réjouissant. Le quatuor de fous est  sans doute le plus savoureux. On tombera sous le charme d'un Christophe Montenez en véritable punk clown déglingo dans une espèce de grenouillère blanche qui est suivi de très près par un Stéphane Varupenne très en forme. Il nous avait marqué chez Pascal Rambert, Denis Podalydès brille cette fois en tyran romantique. Georgia Scalliet est particulièrement touchante  en Viola-Césario. L'ensemble de la troupe est excellent. Faire ce billet sans un mot sur les costumes n'a pas de sens alors nous nous attarderons un peu sur ce parti-pris culotté : le travestissement s'illustre ici par notamment l'absence de pantalon. Place aux petites tenues ; string, dentelles noires, bas ors aux jarretières noires avec une espèce de slip à la couleur rappelant les bas. Jugés choquant pour certains, délirant pour une grande majorité d'autres, ce choix ne peut laisser indifférent. La nuit des rois signée Ostermeier c'est approuvé ! 


Je dédie ce billet à Axel, sans qui je n'aurais pas pu voir ce spectacle !



Derniers remords avant l'oubli @Maison des Arts de Créteil, le 28 Janvier 2020


© Christophe Raynaud de Lage
Ouvrir la pièce de Jean-Luc Lagarce Derniers remords avant l'oubli avec le fameux Love will tear us appart de Joy Division ne pouvait être qu'une excellente idée - le reste de la bande originale mêlant le disparu Charles Aznavour, Laurent Voulzy, New Order est un savant mélange qui nous ramène à l'époque du dramaturge sans pour autant faire vieillir le texte -. Il a fallu qu'elle vienne du jeune metteur en scène Guillaume Séverac-Schmitz et de son Collectif Eudaimonia ! Ces derniers, après avoir exploré le terrain du mythe (Richard II et La duchesse d'Amalfi) - pour mieux y revenir nous a-t-on précisé -, ont jeté leur dévolu sur la pièce de Lagarce.

Le long plateau de la grande salle de la Maison des Arts de Créteil devient la maison de campagne où ont vécu heureux et amoureux Pierre, Paul et Hélène. Mais depuis, Paul et Hélène sont partis refaire leurs vies. Laissant seul Pierre. Avec le temps, Paul et Hélène se sont séparés, engagés dans de nouvelles relations. Et voilà qu'ils reviennent à la maison avec leurs nouveaux conjoints. Voire même avec leurs enfants pour Hélène. S'ils sont revenus c'est pour "régler les choses". Remuer le passé au risque de raviver les tensions ? Peut-être...

© Christophe Raynaud de Lage 
Les personnages de Lagarce souffrent souvent d'un problème de communication. Derniers remords avant l'oubli est un condensé de non-dits, de ressentiments, de dénis. Le Collectif Eudaimonia touche juste en faisant intervenir le ressort comique dans les intonations tout en faisant revenir le tragique à la surface. Dans une ambiance cinématographique, avec la jolie composition clair/obscur, le collectif déploie le talent qu'on lui connait. Guillaume Séverac-Schmitz s'est entouré, une fois encore, de jeunes comédiens brillants parmi lesquels le triangle Adrien Melin, excellent Pierre blessé, plein de rancœur, Anne-Laure Tondu qui impressionne par son débit en ouverture qu'elle donne à Hélène et le doux Jean-Toussaint Bernard qui offre une vraie et touchante sensibilité à Paul. Marie Kauffmann, Caroline Fouilhoux et Clément Aubert ne laissent pas sans reste et de par leurs rôles et leurs jeux, ils deviennent les piliers comiques de l'histoire.



Oncle Vania @Théâtre de l'Odéon, le 25 Janvier 2020

© Elizabeth Carecchio
Oncle Vania (ou Дядя Ваня) en russe surtitré, mis en scène par le directeur de l'Odéon Stéphane Braunschweig s'inscrit dans le festival "Les saisons russes". Quoi de mieux qu'entendre un grand classique de Tcheckhov dans sa langue originale par des comédiens du Théâtre d'Etat des Nations de Moscou ? Des murs boisés dans le fond d'où dépassent de hauts bouleaux, un baquet au centre du plateau et quelques chaises longues parsemées autour suffiront à Braunschweig pour situer l'action. Progressivement le décor s'obscurcit en ne laissant plus qu'une forêt où les arbres ont été abattus. 

L'abandon de la cause écologique s'inscrit dans le prolongement de l'abandon de tout ce qui nous rend humains. Braunschweig choisit de faire évoluer les comédiens dans l'impuissance. Ils sont tous confrontés à une sorte d'épuisement où la conclusion "Il faut bien vivre" est sans appel. L'humour souvent noir est toujours bien présent - et il faut bien avouer que les spectateurs russophones auront le plaisir de rire avant les francophones -. Les dix comédiens du Kremlin s'investissent avec beaucoup de plaisir dans ces rôles si complexes. Vania est campé par un Evguéni Mironov au jeu généreux qui touche, Anatoli Béliy en Astrov séduit par son désenchantement incarné - qui pourrait, par moment, rappeler un certain Nicolas Hulot -. Le jeu du reste de la troupe réjouit mais le duo Vania/Astrov s'avère plus intense. Pas de doute, jouer et rejouer du Tchekhov ne cesse de mettre en lumière notre époque.


Ce billet est dédié à David R., sans qui je n'aurais pas pu voir ce spectacle.

Contes et légendes @Théâtre Nanterre-Amandiers, le 24 Janvier 2020


© Elizabeth Carecchio
Joël Pommerat fait partie de ces metteurs en scène de la galaxie théâtrale contemporaine à suivre de près. Quatre ans après son monumental Ca ira (1) Fin de Louis, l'artiste revient sur le registre sombre de ses débuts. Il intitulera sobrement sa dernière création Contes et légendes dans laquelle il explore un futur - pas si lointain -, où se côtoient adolescents et robots.

Le plateau des Amandiers est pratiquement nu, il sera parfois habillé d'un canapé, de quelques tables ou encore de chaises. Le spectacle s'ouvre sur ce qui pourrait s'apparenter à un espace urbain. Côté cour, une ado. Côté jardin, deux autres qui semblent être plus jeunes qu'elle, deux petites frappes au langage fleuri balancé avec un débit incroyable. La principale interrogation réside dans la nature de l'ado côté cour; est-elle robot ou humaine ? Le spectacle entier tournera autour cette fascinante cohabitation par le biais de trois grandes thématiques; le genre, l'intelligence artificielle et l'enfance. S'enchaînent les saynètes tantôt furieusement drôles, tantôt chargées en émotions.

Les robots de Pommerat sont tellement humains. Autant dans leurs apparences que dans leurs comportements. Ca perturbe comme ça bouleverse. Dans le salon, dans la chambre, ils sont partout, ils ont - presque - remplacé les figures parentales. Cette dystopie rappelle l'univers de la série britannique Black Mirrors. Au sortir du spectacle, les interrogations, les angoisses nous habitent. Le jeu des huit comédiennes est dingue, elles nous embarquent dans l'adolescence avec une telle justesse. A noter également le remarquable travail sur les costumes du duo féminin - Isabelle Deffin et Julie Poulain -. Le metteur en scène auvergnat et sa bande signent un spectacle brillant et intelligent qui interroge notre humanité, l'avenir de cette dernière dans une dynamique sans temps mort.









A Love suprême @Théâtre des Gémeaux, le 21 Janvier 2020



Le plateau est peuplé de machines à laver. Nous voilà dans une laverie entre Blanche et Pigalle. "A love supreme... A love supreme..." oui le thème du jazzman John Coltrane est bel et bien présent dans cette pièce. Bianca nous déballe son histoire. Métaphoriquement, non elle ne lave pas son linge sale en public, mais il faut avouer qu'elle porte une triste histoire. Bianca était une danseuse de peep-show dans un club appelé A Love suprême en hommage à John Coltrane. "Suprême" avec un accent circonflexe à la française est une vulgaire erreur des nouveaux propriétaires polonais du lieu. Du jour au lendemain, on lui demande de vider son casier. A elle qui a tout vu, tout connu. Mais voilà qu'il faut laisser place à la jeunesse. Le temps de quelques machines, Bianca raconte son histoire, sa vision du quartier qu'elle a côtoyé pendant trente-deux années. 

Bianca est incarnée par la comédienne Nadia Fabrizio qui arrive sur le plateau sur des talons aiguilles, coiffée d'une perruque blonde bouclée - qui n'est pas sans rappeler Olivia Newton-John dans la comédie musicale Grease - et livre son monologue touchant teinté d'une douce mélancolie. Nadia Fabrizio incarne Bianca avec justesse et beaucoup de tendresse sur une bande originale oscillant entre le punk des britanniques The Clash et le jazz de Coltrane. Au fond, Bianca est une battante qui a rencontré toutes sortes d'individus. Dominique Pitoiset dans sa scénographie a trouvé le bon créneau en mêlant les machines à laver à l'univers de la nuit aux couleurs des néons et motifs psychédéliques, recréant un Pigalle à l'image des souvenirs de Bianca. 



La très bouleversante confession de l'homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la terre ait porté @Monfort Théâtre, le 14 Janvier 2020


© Collectif NightShot
Le titre à rallonge de la pièce donne le ton. Percutante et vive La très bouleversante confession de l'homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la terre ait porté s'inspire du roman éponyme d'Emmanuel Adely paru en 2013 aux éditions Inculte. Le Collectif NightShot s'en est emparé pour offrir un spectacle total. Ce langage cru, ils l'ont conservé pour notre plus grand bonheur. Ils sont sept comédiens à dynamiter le plateau de la Cabane du Monfort. En plus, ce soir-là, le vent soufflait plutôt fort. Le rythme est endiablé et efficace.

Dès l'arrivée progressive des spectateurs, celui qui a été hissé au rang de héros national n'est pas identifiable mais bien présent sur le plateau. Il livre son histoire. Il est interrompu dans ce récit par les autres comédiens qui comme des journalistes télévisés nous font un portrait robot du héros avec tout l'emballement qu'un tel événement peut susciter. "Il est américain" sera l'élément le plus important. Sous-entendu, il est de chez nous, de notre grand pays ; les Etats-Unis d'Amérique ! A leur manière, ils participent à la création du mythe. Cette première partie est déjà un régal ; les caricatures sont très réussies, à peine exagérées et le rythme est soutenu. 

S'en suit l'Action avec un grand A. Celle qui a déchaîné les passions : l'assaut. C'est dans cette partie que la vulgarité atteint des sommets sans être mal employée, elle est justifiée. Les Navy Seals préparent leur intervention. Ils sont répartis dans un dispositif scénique plus resserré. La guerre, un truc de bonhommes avec un lot de défis puériles pour se détendre. Et là débarque, comme tout droit sorti d'un Call Of Duty, le guerrier des temps modernes. L'ambiance est plus tendue, les spectateurs sont plongés dans l'obscurité de la résidence d'Abbottabad. Seul le laser de son arme officie comme source de lumière. Sa voix comme guide. On retient son souffle lorsqu'il a sa cible en vue. On se dit qu'il va tirer et forcément, on sursautera. Et ça n'arrivera pas. Une simple interjection. Soulagement secret. Voilà que le soldat qui a fait son devoir doit plonger dans l'anonymat. La troisième et dernière partie raconte sa vie d'après. Il pouvait s'attendre à une reconnaissance, à un moment de gloire, il n'en est rien. Le voilà amené à vivre une vie normale, ordinaire comme s'il n'avait rien fait d'exceptionnel.

Le Collectif NightShot a su en très peu de temps marqué trois grands moments, joué avec le bon dosage des émotions multiples et servi un spectacle avec un excellent sens du rythme. Le dispositif scénique révèle également une bonne gestion de l'espace et du jeu de lumières. De la salle de conférence à l'appartement du guerrier en passant par la résidence et l'arrière de l'hélico, rien ne se passe à vue, les décors apparaissent. 

Hedda @Théâtre de Belleville, le 12 Janvier 2020


© Sylvain Bouttet
Hedda ou la déchirante histoire d'Hedda, inspirée du récit d'Hedda Nussbaum qui dans la fin des années 1980 fut accusée par son mari - Joël Steinberg - d'avoir tué leur fille adoptive Lisa Steinberg. Deux femmes - l'auteur Sigrid Carré-Lecoindre et la comédienne-metteure en scène Lena Paugam - se sont réunies ici pour offrir un spectacle particulièrement poignant et de toute beauté tant dans son interprétation que dans sa dramaturgie. 

Si l'histoire a démarré par un coup de cœur, ce sont les coups de poing qui l'ont ponctuée sans point final. Lena Paugam incarne Hedda tout en étant narratrice, à la troisième personne d'un récit intime. Hedda est une jolie jeune femme travaillant dans l'édition qui s'amourache d'un homme qui n'a qu'une envie : la perfectionner. Mais une fois l'objectif atteint, il est happé par une spirale infernale qui le plonge dans la violence et des humiliations. Loin d'être un cas isolé, l'histoire d'Hedda est bouleversante et ne verse pas dans le ton moralisateur. 

Lena Paugam se met en scène dans un exercice que l'on sait complexe ; celui du seul en scène. La voilà qui campe l'intégralité des personnages sur un plateau quasiment nu. Seule une chaise est posée là comme oubliée dans la pièce, au fond une baignoire, une immense fenêtre côté jardin encadrée par un papier peint quelque peu défraîchi. La comédienne touche par sa diction fragile et ses mouvements presque dansés - saisissants lorsqu'elle se met à écrire "Je t'aime" avec ses pieds à travers le plateau - sur une partition parfois poétique de Sigrid Carré-Lecoindre. En témoigne cette phrase sur le silence ; " [...] c’est plein du son raté de tout ce qui tombe, de tout ce qui est tombé. On n’entend plus rien." 


Un conte de Noël @Théâtre de l'Odéon - Ateliers Berthier, le 10 Janvier 2020


© Simon Gosselin
Après Fanny et Alexandre à la Comédie Française, Julie Deliquet renouvelle l'exercice du cinéma porté au théâtre avec Un conte de Noël d'Arnaud Desplechin en investissant les Ateliers Berthier et clôturant la 47ème édition du Festival d'Automne à Paris. La metteure en scène choisit un dispositif scénique en bi-frontal, avec des gradins qui se font face. De quoi observer l'étendue du plateau devenu arène dans laquelle on trouvera une table entourée de chaises, un buffet, un secrétaire, un canapé, des lits, un fauteuil, un sapin et de temps à autre un tableau sur roulettes. Le spectacle s'ouvre avec une voix enfantine, celle du petit Joseph, mort trop tôt.

Une famille bourgeoise, la ville de Roubaix, la maladie, ajoutez à cela les fêtes de Noël. On dirait du Tchekhov et pourtant c'est français, du Desplechin. Le jour du réveillon de Noël, Junon (Marie-Christine Orry) et Abel (Jean-Marie Winling) Vuillard attendent leurs progénitures. Ainsi défileront Ivan (Eric Charon), Elisabeth (Julie André) ainsi que leurs conjoints et enfants respectifs. Simon (Jean-Christophe Laurier), l'ami de la famille qui a fini par l'intégrer. Et débarque celui qu'on n'attendait plus depuis plusieurs années, le vilain petit canard, l'indésirable : Henri (Stephen Butel). Junon a besoin d'une greffe de moelle osseuse pour gagner cinq années de vie en plus ou, malheureusement, de perdre moitié moins. Elle ne peut compter que sur sa descendance. Deux choix s'offrent à elle ; Paul (Thomas Rortais) son petit-fils en proie à quelques troubles psychologiques ou son fils qu'elle hait comme depuis  toujours, Henri. Ambiance.

Aucun temps mort n'est permis aux comédiens dès lors qu'ils jouent dans un tel dispositif. Il y a beaucoup d'énergie déployée, beaucoup de passion. Ce qui n'a pas empêché quelques petites lenteurs de s'inviter par-ci par-là - mais ce n'est que la première, on ne doute pas de l'évolution positive à venir -. Au milieu des disputes, les comédiens nous offrent un grand moment de théâtre dans le théâtre lorsque la famille costumée se réunit autour de la table et se lance dans un spectacle shakespearien. Astucieusement, dans la bible du spectacle, se trouvera la lettre mentionnée à plusieurs reprises, intégrant ainsi le spectateur.  

Pièce en plastique @Théâtre de Belleville, le 07 Janvier 2020


Les textes de l'allemand Marius Von Mayenburg sont souvent grinçants, cyniques et très ancrés dans l'époque. Avec Pièce en plastique, il ne déroge pas à ses caractéristiques et y intègre les thèmes sociétaux qui vont bien : mondialisation, racisme, différences de classes... Le metteur en scène Adrien Popineau se lance.

Le stéréotype du couple bobo - interprété par le duo Cassandre Vituu de Kerraoul (Sophie)  / Julien Muller (Michel) - accueille dans son foyer une  nouvelle femme de ménage, Jessica - Aida Asgharzadeh -. Nouvelle parce qu'ils ont du se séparer de la précédente pour une raison inconnue - mais très vite, on peut comprendre pourquoi -. Ils n'ont plus le temps de s'occuper ni de leur jeune ado - joué par le jeune comédien Auguste Yvon -, ni de leur domicile. C'est à peine s'ils arrivent à se soucier d'eux-mêmes. Au milieu de tout ça, l'artiste-amant déchu parasite Haulupa - campé par Charles Morillon -  pour lequel travaille Madame squatte l'appartement. Ce dernier est devenu le lieu d'une performance plastique dramatique. Et s'il était finalement chez lui ?

C'est grâce à - ou à cause de, voyez vous-même - Jessica que seront révélés tous les travers de ce couple détestable, empêtré dans ses névroses, ses contradictions. Les cinq comédiens livrent une partition savoureuse où chacun offre une maîtrise dans le jeu d'une attitude caricaturale presque magnifiée, proche du théâtre de boulevard, la lourdeur en moins. Charles Morillon excelle dans l'exercice avec des costumes en total raccord avec l'actualité, ce qui rajoute une couche mordante supplémentaire. Pièce en plastique revisité par la compagnie Les Messagers est un bon moment de théâtre durant lequel on rit beaucoup, qui promet de faire un carton. Entre les rires, ce sont les dents de certains qui ne manqueront pas de crisser et plus d'une fois.