Pour ne pas finir comme Roméo et Juliette @Monfort Théâtre, le 24 Janvier 2023

Baptême du feu avec la compagnie La Cordonnerie et quelle réussite ! Attention création à classer comme un Objet Théâtral Non Identifié. Un atypique objet plein de poésie, à mi-chemin entre le théâtre et le cinéma. La création rappelle, proportion gardée, le bijou cinématographique Her de Spike Jonze

© La Cordonnerie

C'est l'histoire de Romy et Pierre. Ils vivent dans deux villes très différentes. Oubliez l'Italie et Vérone. Oubliez aussi les Capulet et les Montaigus. Pensez juste à deux villes séparées par un pont. Chacun vit à chaque extrémité. Pierre vit dans un monde en apparence normal, peuplé d'humains. Il écrit pour la radio des horoscopes dits shakespeariens, inspirés des textes du dramaturge britannique. Il vit seul en colocation avec son chat, Othello. Romy, passe ses journées dans un monde étrange où les habitants possèdent des visages invisibles, portent des espèces de cagoules en mousse qui leur donnent un visage hors du commun. Championne de ping-pong, quand elle n'est pas en entraînement, elle s'occupe de son père mourant. Celui-ci succombe des suites d'une maladie. Il ne l'a jamais caché à sa fille ; il veut voir la mer. C'est en allant disperser ses cendres qu'elle traverse le pont et qu'elle fait la rencontre "fantastique" de Pierre. Nous ne dévoilerons rien de plus de leur histoire extraordinaire. 

La Cordonnerie donne à voir la fabrique d'un véritable conte métaphysique qui réjouira petits et grands en passant par le partage de toute la magie autour de la scénographie et du bruitage ; un travail minutieux de grande originalité qui invite au voyage. Timothée JollyMathieu Ogier, Samuel Hercule et Métilde Weyergans investissent la grande salle du Monfort autour de la table de ping-pong pour y jouer les sons, les voix ou encore la musique et ainsi livrer une partition d'un nouveau genre en constante fabrication en dialogue permanent avec la vidéo. La Cordonnerie a créé un lien entre nous et de près, les prochaines créations nous suivrons. 




Ombre (Eurydice parle) @Plateaux Sauvages, le 23 Janvier 2023

© Pauline Le Goff

Les images de son mariage avec Orphée sont projetées : un beau mariage champêtre, des invités ravis, un bois, une baignade de nymphes… Mais les mauvais présages s'accumulent entre bris de verres et regards voilés. La cérémonie s'achève lorsqu'Eurydice se fait mordre par le mythologique serpent et succombe. Tel le personnage Ophelia dans le tableau éponyme de John Everett Millais, Eurydice est couchée sur un autel, où les fleurs en tous genres, vases vides et autres bougies l'entourent. Une véritable héroïne romantique qui se révèle. 

Sous la direction de Marie FortuitVirgile L. Leclerc déballe le soliloque d'Elfriede Jelinek dans une scénographie sans surplus d'artifice, entre antichambre derrière un voile noir translucide au-dessus du quel on peut lire "Exit" et un bureau où s'entreposent bobines, ordinateur et vêtements achetés compulsivement. Le texte de Jelinek résonne avec toute sa puissance. Virgile L. Leclerc saisit le texte et le porte sans en faire trop, jamais elle ne crie, elle berce avec un trait d'humour ponctuel pour échapper à la lourdeur. Eurydice se libère des injonctions pour mieux se réveiller, c'est tout l'intérêt du texte de l'autrichienne. Romain Dutheil apparait de temps à autre pour donner corps à un Orphée chanteur pour midinettes, vêtu de tenues extravagantes aux sequins brillants. Il joue de la batterie, pianote sur un clavier, sans jamais se soucier de son aimée. Elle se libèrera de lui comme du reste. Ombre parmi les ombres, elle trouve enfin la place qu'elle aurait tant préféré occuper. 




78.2 @Théâtre Paris Villette, le 13 Janvier 2023

 "Les officiers de police judiciaire et, sur l'ordre et sous la responsabilité de ceux-ci, les agents de police judiciaire et agents de police judiciaire adjoints mentionnés aux articles 20 et 21-1° peuvent inviter à justifier, par tout moyen, de son identité toute personne à l'égard de laquelle existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner :

-qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction ;
-ou qu'elle se prépare à commettre un crime ou un délit ;
-ou qu'elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à l'enquête en cas de crime ou de délit ;
-ou qu'elle a violé les obligations ou interdictions auxquelles elle est soumise dans le cadre d'un contrôle judiciaire, d'une mesure d'assignation à résidence avec surveillance électronique, d'une peine ou d'une mesure suivie par le juge de l'application des peines ;
-ou qu'elle fait l'objet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire."

Article 78.2
Code de procédure pénale

© Léa Neuville

78.2 est une pièce qui prend son point de départ sur l'article du code de procédure pénale sus-cité mais qui  élargit le débat sur l'institution, l'exercice du maintien de l'ordre établi et le respect des lois. Et c'est une franche belle réussite. Que ça soit le texte, l'interprétation ou plus simplement l'ambiance générale, tout est cohérent. Loin d'imposer un point de vue caricatural qui basculerait dans une charge simpliste contre la profession, Bryan Polach et sa compagnie Alaska proposent une pièce qui arrive à apporter la légèreté et le recul suffisant sur ce sujet peu aisé.

La pièce démarre dans une soirée entre amis comme il en existe tant. Tout ce petit monde est enjoué, légèrement enivré. Thom (Thomas Badinot) s'entiche de Yasmine (Juliette Navis). A l'entendre parler, Thom semble complètement saoul mais il n'en est rien. C'est un ancien policier qui présente des séquelles neurologiques suite à un incident dont le souvenir n'est pas si clair pour lui. Le fond de l'affaire est bien plus complexe. Les deux autres amis de Thom - Émilie Chertier et Laurent Evuort-Orlandi - commencent à s'interroger sur l'identité de Yasmine. Elle tient un discours sur la sécurité qui est loin de les laisser indifférents. Elle prend la défense de l'institution policière en évoquant les territoires abandonnés. Eux répondent en parlant discriminations permanentes, violence non négligeable d'une partie des forces de l'ordre, l'influence de l'Histoire et la face sombre de la colonisation. La conversation se prolonge dans un ton plus mesuré.

Le quatuor évolue dans une scénographie est minimaliste : un tapis central en forme de rond - métaphore d'une arène dans lesquels s'affronteraient les deux parties irréconciliables -, un téléphone filaire au loin et des chaises. C'est dans ce décor épuré qu'une scène nous frappe par sa beauté : le quatuor de comédiens qui courent mais les mouvements sont comme une danse autour du rond sur un fond musical de Vivaldi. Flics, accusés, familles, victimes, toutes les parties prenantes sont représentées et toutes portent en elles un drame. Polach parvient à transposer les thèmes sans surcharger la gravité, il parsème les propos avec un humour parfaitement dosé. 

Vu d'ici @Théâtre de Belleville, le 12 Janvier 2023

© Romain Tiriakian

Lorsqu'il nous accueille dans la salle intimiste du Théâtre de Belleville, le metteur en scène Alexis Armengol nous invite à nous asseoir sur les fauteuils équipés d'un casque. Avec lui, on s'y plie et le temps d'une micro phase de test on s'habitue, le fil sur la gauche. Prêts ? C'est parti ! 

Embarquement immédiat dans ce qui semble être l'appartement de Frédérick (Laurent Seron-Keller). Celui-ci est très vite rejoint par son jeune frère Stéphane (Alexandre Le Nours). Ils se retrouvent pour enregistrer un podcast dans lequel ils apporteront leur témoignage de la pathologie de Frédérick. Vingt ans plus tôt, ce dernier a été hospitalisé à la demande de son frère. Il a été diagnostiqué schizophrène. Raconter l'histoire, le vécu de chacun, leur rapport à la pathologie : tel est l'objectif qu'ils se sont fixés ensemble. 

Les sessions d'enregistrement se succèdent, les émotions se bousculent : grands moments d'une  fraternité retrouvée, déchirements, angoisses ponctuent Vu d'ici qui s'avère une pièce particulièrement bien documentée, bien écrite et très bien interprétée. Le duo de comédiens offre une dynamique de jeu complémentaire de grande qualité. Le casque posé sur les oreilles c'est faire acte d'isolement et s'offrir une réalité altérée ; se mettre dans la peau de Frédérick ? Peut-être... Vu d'ici est aussi intéressant pour sa mise en lumière de cette curieuse pathologie que représente la schizophrénie et ce qu'elle implique dans l'intime.