Deal @Théâtre 71, le 17 Février 2022

© Benoît Thibaut

Le plateau est transformé en espèce d'arène de bois et de tôle, une arène urbaine plongée dans la pénombre. Les artistes occupent tout l'espace réduit. Le duo Jean-Baptiste André et Dimitri Jourde adapte Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès en une performance faite à mi-chemin entre la danse et l'univers circassien. On retrouve quelques passages saillants du texte parmi lesquels le fameux "Deux hommes qui se croisent n'ont pas d'autre choix que de se frapper, avec la violence de l'ennemi ou la douceur de la fraternité."

L'un d'eux fait le tour du plateau, d'un pas décidé, il se tourne de temps à autre pour s'assurer qu'il n'est pas suivi jusqu'à ce que l'autre s'interpose, les deux hommes se poursuivent dans l'arène, se jaugent, s'affrontent sans jamais se donner de véritables coups jusqu'à la claque. Les rares répliques se suffisent pour ponctuer cette confrontation. 

Le duo joue sur une partition de capoeira et de numéros d'équilibrisme parfaitement maîtrisés. Face à face tendu transformé en complicité, le binôme André/Jourde tisse un lien complexe intéressant - sorte de fraternité
tantôt animale tantôt humaine - tel qu'aurait pu l'imaginer le dramaturge lui-même. Clin d'œil à la mise en scène de Patrice Chéreau, l'implacable Karmacoma de Massive Attack trouve sa place dans une version remixée par Mad Professor






Sentinelles @MC93, le 12 Février 2022

 

Quelle fantastique déclaration d'amour au quatrième art que Sentinelles ! 

Jean-François Sivadier signe une pièce foisonnante dans laquelle il donne la parole à trois jeunes pianistes virtuoses qui questionnent l'interprétation, l'art musical lui-même, l'émotion qu'il procure. Chacun campe ses positions, le débat est passionnant. De leur rencontre à l'implosion lors d'un concours moscovite en passant par les répétitions, les leçons à l'académie de musique, Sentinelles raconte avant tout l'amitié de trois jeunes prodiges. 

Le plateau est dépouillé, pas un seul piano n'y trouve une place. Des livrets de partitions sont dispersés ça et là sur une immense toile. C'est par la danse, cet art complémentaire à la musique que Jean-François Sivadier  fait surgir le talent de ses protagonistes, les mains enfarinées on devine les claviers.

La quête et le désir d'absolu, le rêve ultime de ces trois garçons promis à un bel avenir. Sivadier offre au trio composé de Julien Romelard (Raphaël), Samy Zerrouki (Swan) et Vincent Guédon (Mathis) un texte riche et brillant. Humour et philosophie sur la musique rythment Sentinelles, elle-même portée par des comédiens bourrés de talent. Le résultat est particulièrement réussi. Une aventure humaine et artistique dont on ressort séduits. 

© Jean-Louis Fernandez



Jubiler @Théâtre de la Reine Blanche, le 10 Février 2022

 

Jubiler :
verbe intransitif (latin jubilare)
Éprouver une joie intense, souvent intérieure.

 
© Pascal Gély

Sur le plateau, quelques éléments de décor trouvent leurs places : un canapé, une table, deux chaises, un portant à vêtements suffisent à imaginer les différents espaces.

Parce que c'était lui, parce que c'était elle... Les mécanismes amoureux sont les mêmes à tous les âges. Mathieu et Stéphanie ont cinquante ans. Un demi-siècle. La solitude en commun. Ils se sont rencontrés sur une application. Le premier a déjà quatre enfants, Stéphanie n'en a qu'un. Mathieu est un timide anxieux. Stéphanie est plus à l'aise. Il est divorcé, elle est veuve. Cette combinaison qu'on ne comprend jamais vraiment. Comme dirait l'autre, "Le coeur a ses raisons que la raison ignore". 

Denis Lachaud signe un texte qui décrypte avec beaucoup de réalisme d'humour et de tendresse les mécanismes de la rencontre amoureuse à l'heure des algorithmes omniprésents et surtout à l'âge avancé, quand on traîne parfois ses fantômes. Ce sont des personnages parfaitement justes qui sont incarnés par un duo qui fonctionne. On retrouve le fidèle Benoit Giros - qui était saisissant,  la mise en scène du même binôme Denis Lachaud / Pierre Notte de La magie lente, dans un tout autre registre - impeccable dans ce timide maladif et Judith Rémy rayonnante - avec quelques excès - dans la veuve émancipée. Le metteur en scène Pierre Notte s'offre quelques interventions en voix off faisant mention des didascalies qui font office d'arrêt sur images chargées de couleurs - dans un habile jeu sur les costumes -.

Jubiler offre tous les moments d'une histoire d'amour des plus légers au plus graves ; les emballements, les hésitations, les angoisses, les bonheurs. Le tout avec une grande lucidité, à bonne distance. Un régal.

HEN @Monfort Théâtre, le 05 Février 2022

 Hen (prononcez Heune) :  en suédois, pronom de la troisième personne du singulier pour désigner indifféremment un homme ou une femme entré dans le dictionnaire en 2015.

© Christophe Raynaud de Lage

HEN est une marionnette conçue par Eduardo Felix. C'est sur cette base qu'on parlera d'elle au féminin. Pour le reste, chacun pense ce qu'il veut. HEN a une apparence follement humaine, elle se comporte même en tant que tel. Insolente, elle se dévoile en chantant Brigitte Fontaine et son titre de 1968 J'aime

On assiste alors à un spectacle burlesque aux chansons engagées dans l'acceptation de la différence. Dans de nombreuses tenues toujours plus exubérantes les unes des autres - pensées et cousues par Pétronille Salomé -, HEN se met à nu tout en interrogeant le genre intelligemment. Son franc-parler qui fait d'elle une marionnette gouailleuse à laquelle on s'attache. La musique jouée - par le percussionniste et claviériste Cyrille Froyer et le violoncelliste Guillaume Bonigraud - en live ne se limite pas à un seul genre non plus. 

On saluera le super travail de son metteur en scène Johanny Bert qui non seulement la manipule mais l'interprète sans aucune relâche pendant un peu plus d'une heure. Il est assisté dans la manipulation par Anthony Diaz. On pourrait penser que le casting très testostéroné mais c'est sans compter les multiples auteures : Marie Nimier, Prunella Rivière, Gwendoline Soublin qui côtoient Laurent Madiot, Alexis Morel, Pierre Notte et Yumma Ornelle

Si la totalité du spectacle est pour le moins subversive, le final est déchirant - tout en étant très beau visuellement - rappelant aux spectateurs qu'HEN n'est qu'une marionnette.