Architecture @Bouffes du Nord, le 18 Décembre 2019


© Christophe Raynaud De Lage
Après un passage remarqué dans une version plus longue en ouverture du Festival d'Avignon, la pièce de Pascal Rambert a posé ses bagages pendant les épisodes de grève du mois de décembre aux  Bouffes du Nord. La troupe du dramaturge a donné un peu moins d'une quinzaine de représentations d'Architecture - primé Meilleur texte de théâtre par le magazine culturel Transfuge - version écourtée. Architecture ou l'histoire d'une famille bourgeoise viennoise en pleine explosion à l'aube de la Première Guerre mondiale.  

© Jean Louis Fernandez


En figure du patriarche autoritaire, l'immense Jacques Weber. La source de tous leurs problèmes c'est lui et sa personnalité écrasante, son tempérament colérique, il mène la vie dure aux siens. L'un d'entre eux, Stan - Stanislas Nordey - tente la rébellion le jour où son père se voit remettre une décoration. Alors que l'on couvre d'éloges l'architecte réputé, le fils rebelle va lui tenir tête et proférer quelques propos immatures ponctués de bruits incongrus. Impuissant, le reste de la famille ne bronche pas et laisse le père répandre sa colère. La fratrie est composée d'esprits brillants - compositeur de musique expérimentale, éthologue, psychologue, colonel ou encore journaliste -, la figure maternelle n'est plus de leur monde, remplacée par une jeune poétesse érotique. Leurs névroses sont aussi diverses que leurs spécialités. 

Tous vêtus de costumes aux teintes blanches crème, ils incarnent tous une élégance obligée. Puis ils troqueront la pureté pour la couleur du deuil. La palette Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès, Laurent Pointreneaux et Jacques Weber est saisissante. Tous oscillent entre la confidence et la rage avec toujours la peur au ventre. Ils crient comme ils pleurent. L'espace scénique dans lequel ils évoluent les contraint à un huis clos permanent. A mesure que les années passent, les rares meubles qui occupent le plateau changent sous nos yeux - du style Biedermeier au Bahaus -.  

© Christophe Raynaud De Lage
Comme dans Soeurs, les échanges entre personnages n'existent quasiment pas. Ce sont de longs monologues auxquels ils se répondent à distance, les mots sont des couteaux et les tirades deviennent des coups. La scène de bal devient celle d'une forme de libération, le dîner prend des allures d'un certain Festen. Grand moment de théâtre. Toutefois, une zone d'ombre s'abat sur la dernière scène qui pousse un peu loin la mise en abyme du théâtre dans le théâtre en faisant intervenir la technologie ; chaque comédien fait face à un ordinateur portable et retranscrit la mort d'un personnage en la faisant jouer en temps réel. 

La troupe est magnifique. S'ils sont tous excellents, nous nous devons quelques mentions spéciales au duo Bonnet/Podalydès qui touche par la fragilité de leurs personnages artistes bègues comme sauvés par la musique et à Stanislas Nordey pour sa justesse particulièrement émouvante lors de sa confession. 


L'enfant Océan @Théâtre Paris-Villette, le 15 Décembre 2019


A l'heure des contes de Noël, L'enfant Océan se démarque. Frédéric Sonntag s'attaque à la mise en scène du roman du même nom écrit par Jean-Claude Mourlevat qui s'inspire lui-même du conte du Petit poucet de Charles Perrault. L'histoire est simple : la fuite en pleine nuit de la fratrie Doutreleau pour l'Océan Atlantique.

La famille Doutreleau est composée de sept enfants dont les six aînés ont la particularité d'être jumeaux par paire. Le tout petit dernier c'est Yann, il n'est pas bien grand et est un enfant très silencieux, très malin, mature. Au point d'être celui qui persuadera ses frères de quitter le domicile familial alors que des trombes d'eau tombent pendant la nuit. Il veut les emmener découvrir l'Océan. Le roman raconte cette épopée.

Ce qui séduit ici c'est ce choix d'utiliser une marionnette - que les comédiens manipulent tour à tour - pour interpréter le sensible Yann, qui apporte une touche de poésie supplémentaire dans une scénographie qui joue sur les écrans et panneaux mobiles qui permettent de s'ancrer dans des décors réels. Les spectateurs ont la sensation de prendre la route avec la fratrie. Yann ne prendra la parole qu'en toute fin du spectacle, face à l'Océan, qu'il attendait tant avec un propos qui invite au rêve. Chaque membre de la fratrie s'exprimera mais également tous les personnages extérieurs qu'ils vont croiser sur leur chemin, une véritable polyphonie qui d'une certaine manière construit un récit puzzle à reconstituer avec beaucoup de plaisir en famille. 

Elvira @Théâtre de l'Athénée - Louis Jouvet, le 13 Décembre 2019


© Fabio Esposito
Avant même de connaître le contenu de cette pièce, c'est le metteur en scène qui a attiré notre attention : Toni Servillo. On l'a notamment croisé au cinéma dans La grande bellezza ou encore dans Silvio et les autres où il campait le rôle titre du Cavaliere et plus récemment dans 5 est le numéro parfait. Le voilà à la mise en scène pour la deuxième fois et interprète.

Celui qui déclarait avoir "mis beaucoup de temps à sortir de la peau de Berlusconi" peut se rassurer, le transfert dans sa nouvelle peau de comédien-metteur en scène-prof dans Elvira a bien fonctionné. Si quatre comédiens occupent le plateau, on se concentre davantage sur le duo Jouvet-Claudia / Servillo-Valentini. Toute une leçon de théâtre, de jeu, de sentiments par le prisme de la quête de perfection. Dans un décor presque nu - un bureau côté jardin et un transistor meubleront le plateau -, les deux comédiens sont magnifiques. Petra Valentini est admirable dans un exercice qui peut sembler complexe;  jouer les tentatives, l'obstination, en passant par l'inévitable frustration. Les comédiens parviennent à effacer leurs situations de personnages, offrant toute l'illusion de jouer ce qui pourrait être leurs propres rôles. Servillo est enveloppé par la sobriété et magnifie l'exigence de l'homme de théâtre.












Une femme se déplace @Théâtre des Abbesses, le 12 Décembre 2019


Rares sont les fois où nous parlons d'une comédie musicale sur ce blog. La dernière fois c'était déjà en 2019 avec Jungle Book de Robert Wilson. Cette fois direction le Théâtre des Abbesses pour la création de David Lescot ; Une femme se déplace. L'histoire ? Celle de Georgia - jouée par Ludmilla Dabo -, une jeune femme à qui tout semble sourire dans la vie : un mari aimant, deux enfants adorables, une bonne situation professionnelle. On la retrouve attablée dans un restaurant au sommet de la tendance - qui a pour étrange spécialité de revisiter la fadeur des plats - avec son amie Axelle. Toutes les deux se racontent leurs vies respectives, étalant leur bonheur. Le déjeuner progresse mais tout ce qui semblait bien aller dans la vie de Georgia s'effiloche et les catastrophes s'enchaînent. Dans la tourmente, Georgia branche son téléphone sur un brumisateur qu'elle pensait être un chargeur de téléphone. La voilà qui se retrouve dans le même restaurant quelques minutes plus tôt. Une cliente du restaurant, prénommée Iris, - interprétée par Elise Caron - qui a commis la même erreur qu'elle, vient lui expliquer comment s'en sortir. S'en suivent donc les différents voyages dans le temps de Georgia. Si en apparence son présent pouvait sembler simple, son passé lui est complexe, imparfait.

Dynamique et efficace, David Lescot a su mettre en place une partition pétillante - interprétée en direct par quatre musiciens - sans s'enfermer dans un seul registre - du jazz au rap -. Toutefois, les textes peuvent parfois se montrer un tantinet simplets. Ce qui n'empêche pas les comédiens d'être plein d'entrain et mènent à bien les chorégraphies - celle des huissiers est une petite merveille -. Pleine d'humour, Une femme se déplace est une création ancrée dans son époque.


Cuckoo @Théâtre de la Bastille, le 10 Décembre 2019



Joyeuse découverte que le spectacle Cuckoo. Présenté dans le cadre de l'édition 2019 du Festival d'Automne à Paris, Cuckoo est un véritable petit bijou.

Inscrit dans une trilogie - dont nous regrettons de ne pas avoir vu la première conférence-spectacle - Cuckoo revient sur les années 1990 en Corée du Sud. Plus particulièrement en 1997, lorsque le Fond Monétaire International - notamment Robert Rubin, alors Secrétaire américain sous la présidence Clinton - vole au secours de l'économie du pays. Le peuple coréen le ressent comme une humiliation nationale et bascule dans un climat social plus que tendu. De nombreuses manifestations éclatent à travers le pays, non sans violence du côté des autorités.

L'artiste Jaha Koo est un presque quarantenaire qui a connu la crise à un jeune âge. Aujourd'hui exilé à Amsterdam, il revient sur ce passé douloureux qui pèse encore sur le présent par le prisme de trois cuiseurs de riz de la marque Cuckoo - qui donnera naissance au nom du spectacle -. Pourquoi des cuiseurs ? Ils sont le symbole du capitalisme qui ronge le pays et, par extension, du pays. Mais aussi parce que lorsque le père Koo prend des nouvelles de son fils, il ne lui demande jamais s'il va bien mais, sans doute par pudeur, s'il mange bien. Les objets sont loin d'être inanimés ; deux d'entre eux en viennent à se chamailler comme des enfants.

Koo raconte son pays avec un brin de mélancolie mais aussi beaucoup d'humour. Il parle de ses amis qu'il n'a pas vu disparaître, de la culpabilité qu'il peut ressentir, d'une tristesse qui l'habite depuis son départ et dresse un portrait sombre du pays qu'il a laissé. Une heure durant, vidéos, récits intimes, chants ou chamailleries de cuiseurs font revivre le récit poignant du jeune coréen. Pour clore cette conférence-spectacle, le jeune homme sort le riz qui cuisait depuis le début pour le sculpter. Il dressera une espèce de tour.