10805 maux @Théâtre des Déchargeurs, le 27 Mai 2022

Le spectacle s'ouvre sur la chanson Pastime paradise. L'art est-il gangréné par l'entre soi ? Le monde artistique est-il snob ? Telles sont les interrogations soulevées dans 10805 maux mais pas seulement. Les artistes eux-mêmes peuvent s'interroger mais pas à voix haute, il semblerait. C'est Camille qui tente sa chance en commettant l'irréparable aux yeux de ses amis. Et récolte la tempête. 

Dans un décor semblable à un atelier d'artistes, Camille, Lola, Tom et Victoire fraîchement diplômés des Beaux Arts célèbrent leur vernissage. Camille éclate et perd pied. Si ses acolytes tentent de le raisonner dans un premier temps, ils le sermonnent progressivement en 10805 mots. 

Alexandre Cordier signe un texte rythmé, juste et de bonne facture. Ses jeunes interprètes - Elsa Revcolevschi, Benjamin Sulpice, Hugo Merck et Milena Sansonetti -  le portent avec beaucoup de justesse et sincérité. Peu d'artifices pour démonter les facettes du milieu artistique. Et c'est sans doute ce qui va séduire les spectateurs. Cette absence d'artifice, de filtres qui laisse place à une pensée et à une langue jeune qui s'expriment dans des dialogues qui claquent mais aussi dans des monologues, récits de vie plus profonds. Une jeunesse brillante qui n'a d'autres choix que de s'accrocher à ses rêves. 

© Compagnie La Mission



L'Odyssée. Une histoire pour Hollywood @Théâtre national de La Colline, le 13 Mai 2022

© Magda Hueckel

Il avait séduit avec sa création On s'en va en 2019. Voilà que le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski revient avec une création étourdissante de beauté croisant les romans de sa compatriote Hanna Krall Le roi de cœur et Les retours de la mémoire avec L'Odyssée d'Homère

Cette multiplication de récits convoque une multitude - un peu plus d'une quinzaine - de personnages réels et fictionnels qui évoluent dans des époques différentes et dans des tableaux saisissants aussi cauchemardesques que poétiques. Images filmées et scènes jouées en direct s'entrelacent. 

Voilà qu'Ulysse d'Homère côtoie Izolda Regensberg, juive polonaise qui s'est elle-même faite arrêter dans l'espoir de retrouver son mari pour qui elle ira jusqu'à subir la torture. Warlikowski parvient à créer un spectacle grandiose et singulier par son mélange des gen(re)s. Le casting embarque avec lui les spectateurs parfois déboussolés ; le metteur en scène polonais se laisse toujours autant tenter par plus d'un chemin de traverse pour mieux rentrer dans l'histoire. 




Kliniken @Théâtre de l'Odéon, le 12 Mai 2022

 
On avait beaucoup entendu parler de son adaptation de Pelléas et Mélissande présenté à l'Odéon en 2019 mais manque de temps oblige, pas possible de le mettre dans l'agenda. Premier spectacle de Julie Duclos pour nous avec Kliniken. La jeune metteuse en scène s'entoure de treize comédiens pour interpréter le texte du dramaturge suédois Lars Norén

Le plateau est un immense espace de vie d'un hôpital psychiatrique au carrelage blanc avec des portes battantes comme seules issues, une table, un écran de télévision, un canapé de cuir, des fauteuils affaissés, à travers une haute fenêtre, on observe une petite cour, une sorte d'espace jardin où l'air est sans doute plus respirable. Côté cour nettement séparé par une grande colonne, au premier plan un espace réservé aux patients fumeurs, un piano en retrait. 

C'est dans un quotidien sans grande péripétie que nous entraîne la petite dizaine de comédiens. Fous ? Marginaux ? On s'interroge sur leurs internements respectifs. Leurs pathologies invisibles nous touchent. 

C'est peut-être dans froideur clinique que l'on se réconcilie avec la chaleur de nos humanités faites de travers. Alexandra Gentil bouleverse dans son mal être qu'elle tente d'exprimer, Etienne Toqué embarrasse par sa vulgarité maladive autant qu'il arrache des rires, Manon Kneusé touche par son incapacité à vivre dans le silence, Yohan Lopez, Stéphanie MarcMathilde Incerti Formentin offrent des partitions sincères, Maxime Thébault brille dans son incarnation de Markus. Plus discrets, Mithkal Alzghair, Leïla Muse et Alix Riemer ne laissent pas sans reste. Côté personnel soignant, le duo Émilien Tessier et Cyril Metzger figent deux opposés mais au plus proche du réel. Le collectif réussit à offrir une représentation de qualité - malgré quelques longueurs et une scène finale qui gagnerait en puissance -, troublante de vérité, sensible. 

© Simon Gosselin


 


Deux frères @Théâtre de Belleville, le 09 Mai 2022

 

© Cie Saison Violente

Ambiance de boom avec la boule à facettes multicolores, musique à fond. Retour plateau dans une cuisine éclairée au néon basiquement meublée : une table avec 3 chaises, un frigo sur lequel est posé un poste de radio et juste au-dessus un compteur, un plan de travail où l'on aperçoit une cafetière italienne et un commencement d'entassement de bouteilles de bière. 

Lev - Hugo Randrianatoavina - glandouille dans la cuisine. On assiste à une mise au point de vie sentimentale. Erika - Ines Tavrytzky - clarifie. Elle n'aime pas Lev, elle l'affectionne. Une histoire éphémère négociée à l'avance ? Complexe quand on sait que les deux vivent ensemble. A une personne près. Le frère de Lev, Boris - Arnaud Tardy - vit avec le duo.  Et Boris fixe des règles de vie. Erika l'insupporte mais il apprécie tout autant sa présence, c'est juste qu'Erika ne respecte rien ou presque. On ne sait rien d'eux. Leurs journées sont mornes, ponctuées par des jeux qui interrogent leurs sentiments, par des rédactions de lettres que les garçons envoient à leur mère. Ils sont entrés dans l'indépendance comme par effraction. C'est leur quotidien pendant 53 jours qui se déroule sous nos yeux. Un jour, Lev pète un plomb. Mais, très sérieusement. Il manque de tuer Erika sous les yeux de son frère. Ce traumatisme le pousse à partir faire son service militaire, laissant derrière lui ses deux colocataires qui ont fini par se trouver une affinité. Les jours qui suivent le retour n'ont rien de simple... Au programme, portes qui claquent et disputes régulières.

Le trio explore brillamment le texte de l'italien Fausto Paravidino. Nous interrogeant sur nos rapports humains, nos sentiments, post confinement cette pièce vient également nous interroger  sur nos capacités à faire vivre nos solitudes ensemble. La bande de comédiens du Collectif Saison violente livre un jeu solide. On retrouve notamment Hugo Randrianatoavina - qui jouait le protagoniste de J'avais cinq quand je m'ai tué dans la mise en scène de Barthélémy Fortier - dans le rôle de Lev au plus juste. Arnaud Tardy offre à Boris une sensibilité extrême particulièrement plaisante. Ines Tavrytzky donne à Erika une part mystérieuse qui la fait osciller entre personnage lumineux et très obscur.  

Y'a quelqu'un ?! @Théâtre de Belleville, le 07 Mai 2022

© Jérôme Barbosa

Et si l'un des plus grands drames des clowns n'était pas de ne plus faire rire mais de ne plus avoir son public ? Un clown reste avant tout un être humain qui peut lui aussi avoir la peur de l'abandon. Y a quelqu'un ?! c'est l'histoire d'un clown, habitué à exister pour les autres, qui se retrouve à exister pour lui-même. Hervé Langlois partage la réflexion en dialoguant avec son clown Angelus dont la filiation avec le clown Auguste - réputé pour sa maladresse et sa fragilité intérieure - n'est pas lointaine. 

Quand il entre sur le plateau, perruque blanc crème vissée sur la tête, veste queue de pie à manches courtes sur les épaules et tutu, Angelus fait face au mur sur lequel il rencontre son ombre. Elle est tour à tour dédoublée et triplée. 

Le bazar ambiant laisse imaginer une fête : sifflets, cotillons et serpentins jonchent la scène. Côté jardin, une chaise vide. Personne. Angelus va se confronter à sa solitude et se créer des invités exceptionnels d'un nouveau genre pour célébrer son anniversaire, n'est-ce pas le propre du clown ? Une capacité à imaginer des choses et embarquer son public dans son imaginaire, il apporte une fantaisie enfantine. Ses invités sont ses gadgets les plus fidèles, chacun caractérisé avec une personnalité associé à sa nature - un exemple parmi d'autres : le ballon est gonflé -. Des bribes de texte s'échappent riches en jeu de mots - au téléphone : "Ma mère ? Même pas !" -. 

Hervé Langlois créée un spectacle riche en poésie et touchant qui parle à tous. Adultes comme enfants.  

La nuit juste avant les forêts @100ecs, le 06 Mai 2022


© Gonzag

Plongés dans la pénombre, à peine installés dans leurs fauteuils, côté cour, les spectateurs devinent la silhouette encapuchonnée du pluri instrumentiste Bastien d'Asnières. Quelques notes de basse habitent l'espace scénique dépouillé. Plus loin, Guillaume Tobo se déverse le contenu d'une bouteille d'eau sur la tête, il écrase le récipient qui craquelle en se tordant, passe une main dans ses cheveux trempés et embarque un tabouret, se poste devant un spectateur. La lumière se concentre sur eux et surgit le premier "Tu tournais le coin de la rue lorsque je t'ai vu". 

Guillaume Tobo s'attarde sur ce spectateur devenu son camarade d'un soir, celui qui ne pourra pas lui répondre mais qui lui prêtera de son temps et son ouïe. Généreux dans son jeu, Tobo anime la détresse, l'ivresse, la colère, la rage. Habité par cette mixture de sentiments bouillonnants, comme par le dérèglement de tous les sens rimbaldien, le comédien donne toute l'énergie et l'exigence nécessaires à ce complexe monologue d'une phrase ponctué de nombreuses virgules qui ne sont pas toujours de précieux silences. Son acolyte d'Asnières l'accompagne avec des petites touches jazzy sorties de sa trompette à sourdine et des notes ambiantes tout droit venues de sa basse. Parfois le spectacteur-auditeur d'un soir trouvera sa place sur le plateau, dans la lumière. 

En choisissant d'isoler un spectateur, la metteuse en scène Cécile Rist donne à rendre audible le désespoir du marginalisé imaginé par Koltès, rappelant son humanité première. Elle le fait évoluer dans une forêt que seul le spectateur peut visualiser comme il le souhaite : une forêt humaine ? Des mots suspendus ? La jungle tropicale du Nicaragua ? Des buildings à perte de vue ? Libre à chacun. L'interprète au centre de tout. Du jeu à l'état brut pour un texte qui résonne très fort à l'heure de la pandémie, des conflits internationaux, des fractures sociales toujours plus grandes.