Les Mille et Une Nuits @Théâtre de l'Odéon, le 07 Novembre 2019


Les spectateurs entrent progressivement dans la salle pendant que sur le plateau les comédiennes vêtues de robes de mariée blanches sont déjà en train de patienter dans une salle d'attente au carrelage d'inspiration orientale. Au centre, une grande porte au-dessus de laquelle deux voyants : un rouge, un vert. Quand celui-ci passe au vert, une épouse monte vers la chambre de noces. La grande porte s'ouvre et laisse entrevoir des escaliers où le sang dégouline fraîchement à chaque passage. Le conte d'ouverture sera donc le plus sordide. 

Et les histoires se succèdent, s'imbriquent les unes dans les autres sans brusque transition. Guillaume Vincent créée des tableaux mêlant culture orientale et occidentale. La culture orientale s'illustre notamment par la musique, interprétée en direct au oud par  Florian Baron. L'homme de théâtre va même au-delà de sa sélection de contes en choisissant de revenir sur la venue en de la chanteuse égyptienne Oum Kalsoum à Paris pour son célèbre concert parisien de 1967 à l'Olympia. Les époques dialoguent entre elles, se mélangent pour mieux se comprendre.

Le décor est imposant aussi bien par sa taille que par son apparence scintillante. François Gauthier-Lafaye qui signe la scénographie semble s'être amusé avec la multitude de rideaux, créant toujours plus d'espaces de jeu. Si par moment, le spectacle s'étire un peu, les onze comédiens offrent un jeu généreux où ils partagent une grande diversité des registres que leur imposent les contes sans exclusivement être "coincé" dans un genre selon le personnage interprété. Ce qui permet aux spectateurs d'apprécier le jeu varié de chacun. Guillaume Vincent signe ici une adaptation poétique et résolument contemporaine des contes.


Nous sommes repus mais pas repentis @Théâtre Monfort, le 06 Novembre 2019


Séverine Chavrier et ses comédiens investissent la grande salle du Monfort pour quelques jours. La metteur en scène couteau-suisse (comédienne et musicienne pendant le spectacle) s'est emparée du texte de l'autrichien Thomas Bernhard Déjeuner chez Wittgenstein qu'elle titre Nous sommes repus mais pas repentis. Et le moins qu'on puisse dire c'est que ça déménage !

La vaisselle n'a plus le temps de voltiger. D'entrée de jeu, elle tapisse le sol du plateau. Les débris ne cesseront de résonner sous les bottes d'inspiration militaire de la délirante fratrie Wittgenstein. Une imposante bibliothèque trouve sa place côté cour, elle est accompagnée d'une platine avec des vinyles qui ne manqueront pas, à leurs tours, d'être éparpillés façon puzzle. Côté jardin, un piano à queue sur lequel est posé un renard naturalisé. Au centre, la table sur laquelle le service en porcelaine résistant est disposé. Dans le fond du plateau, les trois lits. Alignés comme dans un dortoir, ils sont le souvenir d'une enfance qui se meurt.

C'est le frère - Laurent Papot - qui débarque le premier sur le plateau et le ton est donné ; il porte un escabeau pour se rendre à la bibliothèque, le malheureux zigzague, manque de faire chavirer le reste du décor, tangue une fois en haut. Pour redescendre rapidement tout aussi maladroitement. Par moment, il étend les deux bouts de l'escabeau comme il déploierait des ailes pour s'échapper. Ritter et Dene ne tarderont pas à le rejoindre - Séverine Chavrier elle-même et Marie Bos -. Cette poésie surgit de temps à autre, entre deux tableaux cauchemardesques, lorsque les comédiens se figent comme si des diapositives défilaient.

Le trio de choc s'affronte un peu moins de trois heures de spectacle où tragédie, cruauté et clowneries se mélangent délicieusement. Comme ils disent, ils ne sont pas des les enfants de leurs parents, juste une conjuration.  Laurent Papot offre un Voss totalement déluré et presque sauvage tant dans son comportement que dans sa démarche. Séverine Chavrier pourrait être la plus posée des trois mais elle aussi est une victime de névroses familiales. Quant à Marie Bos, elle livre une partition touchante. Tous les trois sont brillants, habités par le sublime chaos. Le tout agrémenté d'une utilisation à bon escient de la vidéo en fond où le traumatisme du nazisme, l'autorité du père resurgit. Et puis, il y a la musique de Wagner, que Voss déteste tant, qui n'est jamais très loin.

La Gioia @Théâtre du Rond-Point, le 17 Octobre 2019


© Luca Del Pia 
La Gioa est un spectacle hommage pour le moins coloré et fleuri. Pippo Delbono opère une déclaration d'amour fraternelle à celui qui l'a accompagné pendant plus de vingt ans ; Bobò. Bobò était un homme sans âge, ni voix, ni ouïe mais qui a durant toutes ces années de collaboration avec le metteur en scène dégagé une véritable poésie. Delbono saute à pieds joints sur ce dernier univers : la poésie.

Il s'ouvre sur "Don't worry, be happy" et la lente pousse de fleurs sur un petit tronçon de pelouse. Puis, progressivement, Pippo Delbono convoque toutes les figures avec qui il a été amené à travailler ces dernières années. Ambiance circassienne, carnavalesque, music-hall, tous ces univers se mélangent pour offrir un spectacle de toute beauté. Une parenthèse un peu plus obscure s'offre aux spectateurs lorsque Delbono se retrouve enfermé derrière des barreaux et que les corps de ses compagnons s'articulent autour de lui sous les stroboscopes et la célèbre valse du compositeur russe Chostakovitch

Cette parenthèse ténébreuse se ferme pour laisser place à nouvel univers plus gai, plus bariolé, plus fantaisiste. La cage métallique se voit remplacée par une nouvelle prison en fleurs. Avant le paradis floral, Delbono propose une évocation de la tragédie des migrants : des petits bateaux de papier peuplent le plateau, les tonnes de vêtements parsemées ici et là rappelant que la Méditerranée est devenue un cimetière des temps modernes. "Dove è la gioia ?" (Où est la joie ?) demande Pippo Delbono. Elle est là, devant nos yeux. Elle est éphémère mais elle revient comme les vagues sur la plage, elle vient de loin mais aussi comme le printemps. 

La Gioia est un spectacle riche de par les univers qu'il mélange mais aussi par toutes les émotions qu'il véhicule. Bobò peut se réjouir, ses amis l'aiment et l'aimeront toujours. 



Jungle Book @Théâtre Le 13eme art, le 06 Octobre 2019


© Lucie Jansch
"Dans la jungle, terrible jungle, le lion est mort ce soir." chantait Henri Salvador. Celle du metteur en scène texan Robert Wilson n'a rien de terrible, bien au contraire, elle est enchanteresse. La libre adaptation du recueil de nouvelles de Rudyard Kipling de l'américain est un régal pour les enfants, les plus petits comme les plus grands.

C'est dans un univers particulièrement sucré que choisit de nous transporter Wilson. Oubliez donc le blanc clinique de Mary said what she said ! Place aux couleurs vives de la jungle, pleine de merveilles aux sonorités si variées que signe et joue en direct le groupe psychédélique CocoRosie . Acteurs deviennent chanteurs et danseurs, tous revêtissent leurs bien jolis costumes d'animaux - à l'exception du "petit homme" interprété par le jeune comédien Yuming Hey qui, de par sa situation d'humain, ne portera qu'une petite combinaison rouge non moins jolie -. Le casting est composé de comédiens que le metteur en scène n'a jamais vu jouer par le passé. Sur le plateau, une complicité évidente est née entre eux et c'est réjouissant.

Le récit est conté en français, quant aux chansons, elles sont interprétées en anglais. Energie, pétillement et fantaisie sont les maîtres mots de cette comédie musicale où l'on retrouve tous les personnages du récit original terriblement attachants. Pas de doute, Wilson réussira haut la main son défi de plaire aux enfants les plus jeunes et ceux qui sommeillent dans les âmes des plus grands.






Le Crépuscule @Théâtre de l'Epée de Bois, le 03 Octobre 2019


Présentée au Festival OFF d'Avignon, l'adaptation de l'ouvrage Les chênes qu'on abat...  d'André Malraux que Lionel Courtot renommera Le Crépuscule a pris la route vers l'Île de France et pose son décor au Théâtre de l'Epée de Bois pour une durée d'un mois.
Les chênes qu'on abat...est un essai dans lequel Malraux relate sa dernière rencontre avec le général De Gaulle lorsque celui-ci s'est retiré à Colombey-les-Deux-Eglises suite au résultat négatif du référendum du "projet de loi relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat" en 1969. Lionel Courtot s'est donc penché sur leurs échanges de la nuit du 11 décembre de la même année durant laquelle Charles de Gaulle prévoyait d'écrire ses mémoires.

Le spectacle s'ouvre sur un Philippe Girard immobile, tournant le dos au public. Sébastien Rajon s'apprête à entrer dans le bureau du Général qui ne veut a priori recevoir personne. Un cartel "Don't disturb" devant le pas de la porte vaudra la plaisanterie des deux hommes. Ainsi commencent les réflexions profondes des deux immenses figures politiques. Evidemment, les sujets résonnent encore particulièrement aujourd'hui :  l'art et la manière de gouverner la France,la définition même du gaullisme, l'avenir de l'Union Européenne...

© François Vila
Le Crépuscule c'est la petite histoire dans l'Histoire, des conversations entre parenthèses. Non sans humour, Philippe Girard et Sébastien Rajon livrent un jeu puissant sans basculer dans la pâle imitation. Philippe Girard interprète un Général plein de droiture qui s'offre quelques moments de légèreté sans nécessairement afficher un grand sourire et Sébastien Rajon porte avec lui toute la justesse requise pour manier le sens de la formule chère à André Malraux. Il faut mettre de côté l'aspect purement idéologique et se laisser transporter dans cet excellent combat oratoire. Le temps d'une nuit bleue, tantôt dans le bureau, tantôt dans une bibliothèque - le décor change sous les yeux du public avec une sorte d'effet arrêt sur images des comédiens -, les deux hommes refont le monde à l'heure où tout est en train de basculer. 

La Fin de l'homme rouge @Bouffes du Nord, le 21 Septembre 2019



Ou le temps du désenchantement titrait Svetlana Aleksievitch. Le sable blanc au sol envahit le plateau comme la neige recouvrirait la Russie en hiver, les planches sont comme une route qui s'effrite, un bureau d'écolier qui tombe en ruine, une vieille carcasse de voiture côté cour, des silhouettes d'astronautes soviets sont projetées sur les façades l'ambiance est posée. Celle de la fin d'un monde. Pour son essai, l'auteur russe est allée au plus près de celles et ceux qui ont vécu la fin de l'ex-URSS et Emmanuel Meirieu s'est chargé de les mettre en scène, les orchestrer.

Tour à tour, ils vont se raconter et partager leur vision de la fin du communisme. Et, l'entrée en matière est pour le moins qu'on puisse dire poignante : le récit d'une mère dont le fils s'est pendu. Anouk Grinberg habite une mère désemparée, aux yeux embués, impuissante face au drame. L'ami de son fils prend la suite, Stéphane Balmino marche désormais dans et pour le nouveau monde qui s'offre à lui et sa génération, laisse échapper quelques notes de sa guitare. Evelyne Didi revêt le rôle de la môme des goulags perdue entre l'idéologie voulue et celle ancrée en elle depuis toujours. Comme possédé, Jérôme Kircher raconte, traumatisé et horrifié son passé de soldat en Afghanistan. Xavier Gallais touche avec un semblant de légèreté avec le partage du souvenir de la mystification imposée dans l'enfance de son personnage, Maud Wyler émouvante en amoureuse d'un irradié de Tchernobyl et terminer sur les mots d'André Wilms, transformé en militant communiste de la première heure - dont la présence ne sera qu'en vidéo -. La voix de Catherine Hiegel devient celle de la journaliste qui nous accompagne dans ces histoires singulières au service de l'Histoire. Les images d'archives de chutes des sculptures de Lénine se succèdent jusqu'à l'obscurité.

Chacun des acteurs habite son personnage, fait corps avec son témoignage et se livre avec son émotion la plus forte pour nous toucher au plus près du cœur. Un seul bémol ici, le manque d'investissement de l'espace scénique de la part des comédiens qui se succèdent sur les planches surélevées sans jamais venir fouler le sable.  

An Irish Story @Théâtre de Belleville, le 15 Septembre 2019


© David Jungman
A l'heure du Brexit, aller voir An Irish Story au théâtre de Belleville c'est faire le pari d'une bonne soirée sans prise de tête. Kelly Rivière maîtrise parfaitement la situation pour notre plus grand bonheur. 

Elle est postée devant les cordes à linge, avec tout plein de photos comme on le ferait dans une enquête policière. La jeune metteur en scène - comédienne s'est mise en tête de nous partager sa quête. Du jour au lendemain Peter O'Farell, son grand-père, a disparu sans laisser de trace . Du moins, il a laissé sa femme et ses enfants. Kelly décide de le mystifier au fil de ses rencontres - amoureuses notamment -  Tantôt Grandpa O'Farell était un explorateur qui se mettait en danger, tantôt un haut dirigeant. Kelly n'est obsédée que par une chose : en apprendre davantage sur lui. 

Rivière est seule sur le plateau et fait intervenir un peu plus d'une quinzaine de personnages tous aussi attachants les uns que les autres. Elle suscite l'admiration de par sa maîtrise des accents british/irish et toute l'énergie qu'elle déploie au service de tous ses personnages : mimes, danse, grimaces... Tout y passe. Si le décor ne change pas, elle parvient à nous faire voyager uniquement grâce à ses personnages et nous faire visualiser un lieu - Londres dans les yeux de son frère par exemple est savoureux -. Elle parvient à nous entraîner dans sa quête et partager ses plus belles émotions le tout dans un rythme trépidant.