Electre / Oreste @Cinéma Gaumont Opéra, le 17 Juin 2019


(Première expérience du théâtre au cinéma.)

© Jan Versweyyeld
L'homme de théâtre belge Ivo Van Hove aime particulièrement mettre en scène la radicalité de la violence. Trois ans après avoir présenté Les Damnés dans la cour d'honneur du Palais des Papes avec la troupe de la Comédie Française, il remet le couvert en mêlant deux oeuvres du répertoire grec d'Euripide : Electre et Oreste pour n'en faire qu'une Electre / Oreste. L'histoire de vengeances terribles. Celle d'Electre qui mise à l'écart de la cité venge son père en faisant tuer l'amant de sa mère. La jeune Electre ne s'arrête pas là. Elle pousse son frère au matricide. Les voilà entraînés dans une folie meurtrière. 

On a connu le titre De rouille et d'os - le film de Jacques Audiard -, le belge aurait pu baptiser sa pièce De boue et de sang. Le plateau est totalement recouvert de boue, Jan Versweyveld ne s'est pas senti limité dans le dosage. Un seul élément de décor semble "au sec" : le domicile familial qui progressivement s'apparente à un véritable abattoir. Sorte d'urne à taille humaine placée au centre du plateau, le cabanon carré voit défiler les comédiens. C'est sur ce terrain particulièrement glissant que les acteurs rampent, s'affrontent. Ils l'arrosent eux-même par le sang qui ne cesse de couler de toutes parts. 

C'est dans cette ambiance sanguinaire et une nouvelle célébration du mal que s'investit pas moins d'une vingtaine de comédiens. Mention spéciale au trio de personnages principaux : Christophe Montenez / Suliane Brahim / Loïc Corbery qui se donnent à corps perdu dans ce bain de sang. Au-delà de l'immersion dans la boue, les trois comparses sont au sommet. Le bruit et la fureur flirtent toujours ensemble et Ivo Van Hove en qualité de maître de cérémonie, magnifie ce couple. 

Faire l'expérience du théâtre au cinéma c'est se confronter à un point de vue variable. Tantôt au centre pour une vue panoramique, tantôt au plus près des comédiens et de leurs pulsions, le spectateur profite d'une mise à distance raisonnable.


Mary said what she said @Théâtre de la Ville - Espace Pierre Cardin, le 09 Juin 2019


© Lucie Jansch
L'épais rideau rouge de la salle de l'Espace Pierre Cardin s'ouvre. Tout en tournant le dos au public, Isabelle Huppert se tient droite, figée dans sa volumineuse robe aux couleurs sombres. Puis, elle se retourne. Elle se livre enfin. La musique itérative de Ludovico Einaudi l'accompagne lorsqu'elle exécute ses pas mécaniques toujours plus rapides, presque hypnotiques qui la dirigent tantôt vers l'avant du plateau, tantôt vers le fond, jamais sur une ligne droite, toujours en biais - à l'image des travers dans la vie tourmentée de Mary Stuart, reine d'Ecosse ? -. C'est dans le blanc clinique de Robert Wilson ponctué de quelques variations de bleu, gris, orange clairs presque pastels qu'évolue la comédienne.

On assiste à un exercice voire une performance de diction particulièrement forte durant laquelle, au-delà d'un texte complexe aux nombreuses répétitions, la langue de l'actrice ne fourche quasiment jamais. Isabelle Huppert s'avère être en position de force, du haut de sa fraise maintenant son cou, elle maîtrise ses traits du visage lors de passages où les grimaces sont de mise sous une lumière verte - proche de la kryptonite - et les anime pour des rires presque cruels. Isabelle Huppert est devenue la poupée de porcelaine au visage si pâle de Robert Wilson et livre une prestation grandiose.

Saigon @Théâtre de l'Odéon - Ateliers Berthier, le 05 Juin 2019


© Jean-Louis Fernandez
Succès du Festival d'Avignon 2017, présentée la saison dernière à l'Odéon, la création de Caroline Guiela Nguyen revient aux ateliers Berthier. Saigon c'est une traversée dans le temps de la guerre d'Indochine avec une vue en alternance : Vietnam de 1956 et France en
1996.

Emouvante à souhaits, Saigon est chargée de larmes. Vietnamiens et français cohabitent, les langues aussi. Par plusieurs voix c'est la douleur qui s'exprime et ce, à plusieurs niveaux : le vietnamien, le français d'origine vietnamienne, le vietnamien devenu français... Onze comédiens sont réunis sur un plateau au décor unique - un restaurant vietnamien - à plusieurs époques. Dans le restaurant de Marie-Antoinette, on mange, on y danse, on y célèbre la vie, l'amour comme on peut y boire et, y souffrir... Divisé en trois grandes zones ; les cuisines, la salle kitsch et une scène avec un micro sur pied, le lieu de vie accueille les fragments intimes de chaque personnage.

Se mêlent alors les langues françaises et vietnamiennes, les spectateurs se retrouvent parfois confrontés à la même frustration que les personnages francophones qui veulent à tout prix comprendre ce qui est dit. Les non-dits sont dans une langue que l'on ne comprend pas. Onze comédiens sont réunis sur le plateau et livrent un jeu touchant et juste. Certaines scènes offrent une esthétique quasi cinématographique.

© Jean-Louis Fernandez
Les récits qu'ont pris le temps d'écouter Caroline Guiela Nguyen et sa compagnie Les Hommes Approximatifs prennent vie. De Paris 13ème à Hô Chi Minh-Ville, ils ont transporté avec eux les émotions, les fragilités de chacun ou encore les histoires d'amour déchirantes, tout est touchant. Les spectateurs français sont amenés à se rappeler la dureté de leur passé colonial. Non, la colonisation n'apporte rien de bon.




Un ennemi du peuple @Théâtre de l'Odéon, le 04 Juin 2019



© Jean-Louis Fernandez

Jean-François Sivadier n'en est pas à son premier coup de maître dans la grande salle du Théâtre de l'Odéon. Pas plus tard qu'en 2016, le metteur en scène y proposait déjà une adaptation survoltée de Dom Juan. En 2019, les planches vibrent à nouveau à l'idée d'y retrouver le trio  Nicolas Bouchaud - Vincent Guédon - Stephen Butel auquel se sont joints Sharif Andoura, Cyril Bothorel, Cyprien Colombo,  Jeanne Lepers et Agnès Sourdillon

Le préfet Peter Stockmann - interprété par Vincent Guédon - assure la gestion d'un établissement de bains qui fait la richesse de sa ville. Son frère Tomas - Nicolas Bouchaud - y officie en qualité de médecin. Il s'assure du bien-être des baigneurs. Une affaire familiale qui roule bien en somme. Jusqu'au jour où... Tout bascule. Après avoir obtenu les résultats d'un laboratoire, Tomas découvre que les eaux sont contaminées. Scandale suprême. Il espère en faire un écho dans la presse - Le Messager du peuple -. Les journalistes perçus comme les plus progressistes le soutiennent dans la démarche. Ce n'était pas sans compter sur une pression exercée par le préfet qui accuse son frère de vouloir ruiner le peuple. Le voilà fiché comme un ennemi du peuple. 

A l'heure des fake news, des lanceurs d'alerte, la pièce d'Ibsen prend un nouveau souffle. Dans l'imposant décor conçu par Christian Tirole et les ateliers de la MC2: Grenoble où l'eau est omniprésente - par le biais de rideaux translucides et fontaines qui recréent une station thermale -, Bouchaud s'agite, s'indigne et vocifère. Le public est pris à parti, s'en prend plein la gueule - jusqu'à recevoir les résidus des bombes à eau - et en redemande presque. Le comédien fétiche de Sivadier est plus que jamais charismatique dans sa diatribe contre la société. Autour de lui, la troupe suit le rythme effréné en offrant un jeu généreux. 

Un ennemi du peuple à la sauce Sivadier s'avère être une création brillante et virulente dont les allusions politiques et philosophiques contemporaines sonnent terriblement juste. 


Ca ira (1) Fin de Louis @Théâtre de la Porte St-Martin, le 12 Mai 2019


Quelques années avant même que ce blog ne voit le jour, je m'étais rendue à la Maison des Métallos pour y découvrir mon premier spectacle de Joël Pommerat : Le petit chaperon rouge. Et si à ce moment-là, je ne l'avais pas retranscrit, j'avais beaucoup apprécié ce travail du metteur en scène contemporain. 

Six ans plus tard, une opportunité inouïe m'amène à retrouver le travail de Pommerat et dans un tout autre registre. Au programme de Ca ira (1) Fin de Louis : la Révolution Française. Bien qu'il ait été créé en 2015 au théâtre des Amandiers à Nanterre, la création trouve un écho bien particulier en mai 2019 entre la crise des Gilets Jaunes, période de clôture du Grand Débat et les prochaines élections européennes. Installé jusqu'au 14 juillet (symbolique suprême) au Théâtre de la Porte St-Martin - dont on salue l'audace -, impossible de rater l'événement pour les théâtreux qui se respectent et plus modestement, les amateurs de politique.  

Pas moins de quatorze comédiens - rejoints par une quinzaine de figurants - déploient une énergie décapante pour offrir un spectacle monumental - scindé en 3 parties - de 4 heures 30. Loin d'une simple reconstitution de la Révolution Française, le metteur en scène choisit de s'attarder sur les périodes de discussions en intérieur : à Versailles pour assister aux fondements de l'Assemblée nationale en passant par les Etats généraux, les salons royaux, à Paris au Louvre ou encore dans un comité de quartier.

Perchés dans les baignoires ou installés dans l'orchestre, les nombreux comédiens nous font revivre avec intensité les débats enflammés sans excès de langage qui se veut au plus près de celui que l'on a aujourd'hui. Toute ressemblance avec la réalité ne serait-elle que fortuite ? Ce n'est vraiment pas fait exprès. L'immersion est totale au point de se laisser tenter par les applaudissement pour marquer son adhésion.
Et, bien évidemment, pour saluer ce moment de théâtre particulièrement puissant marqué par le bruit et la fureur.
Au-delà du spectacle, Joël Pommerat parvient à inviter les spectateurs à s'interroger sur la démocratie et ses fondements.

Le tableau final - dont on ne dira rien du contenu - est absolument magnifique et, parce qu'après tout,  "Ca ira". 

Opening night @Bouffes du Nord, le 02 Mai 2019


© Simon Gosselin
"Laboratoire public n°32 à Paris le 02/05/2019" 

Et si le travail du jeune Cyril Teste ne cessait de gagner en intensité après chaque création ? Après avoir brillamment relevé le défi de la mise en scène d'Hamlet à l'Opéra comique, le carpentrassien poursuit son chemin avec un projet d'une autre envergure : Opening night. Teste s'entoure pour l'occasion d'un casting de haut niveau : Isabelle Adjani, Frédéric PierrotMorgan Lloyd Sicard et Zoé Adjani.



Inspiré du film de John Cassavetes, le spectacle de Cyril Teste se veut expérimental jusqu'au bout, où la construction doit permettre la destruction. Imaginons alors que chaque soir se doit d'être la première de la première. Le séjour au cœur du laboratoire du Professeur Teste s'avère saisissant.

Cyril Teste, en ce jour de générale, joue avec le flou ; ce qui est de l'ordre de la répétition, ce qui n'en est plus et la mise en abyme du théâtre dans le théâtre, de la célébrité qui joue la célébrité. Fidèle à son terrain de jeu, Teste s'amuse avec rigueur des plans filmés : ce qu'il retiendra, ce qu'il oubliera, nul ne le saura vraiment, pas même son collectif. Un flou pour le moins enchanteur. Adjani qui n'avait pas foulé les planches de théâtre depuis bien longtemps brille de par sa beauté féline mais également par son jeu si sensible, si intense. Son regard larmoyant happe. Bien qu'elle soit la tête d'affiche, elle est discrète, n'impose rien. Morgan Lloyd Sicard et Frédéric Pierrot touchent par leur justesse et désemparement. La nièce de la vedette fait quelques apparitions. C'est à elle qu'a été attribuée le rôle de Nancy, la disparue.

Bien sûr, dès lors que chaque représentation sera unique, on serait tentés de s'y rendre chaque soir et de découvrir ce qui a été modulé. Mais ne serait-ce pas là casser la part de surprise ? Le noir et blanc à l'écran ne montre pas le passé, il s'ancre dans le moment présent fugace. Le tonnerre d'applaudissements de ce soir-là n'est pas démérité.








Cap au pire @Théâtre Athénée - Louis Jouvet, le 19 Avril 2019


© Pierre Grosbois
Lentement et en silence, il entre sur le plateau. Ses pieds sont nus. Il se poste sur cette unique dalle lumineuse. On distingue ses traits, ses mains et rien d'autre. Denis Lavant nous accueille avec son timbre de voix si singulier. Cap au pire mis en scène par Jacques Osinski se révèle être une performance de haute voltige. Plus personne ne bouge, pas un seul battement de cil, Denis Lavant captive immédiatement.

Le public est en équilibre avec le comédien. Ses silences, la variation des intonations, chaque son est un mouvement risqué, un instant fragile. Comme si tout pouvait s'écrouler si l'homme de théâtre osait, par malheur, quitter la dalle. Bras le long du corps, Lavant est immobile. Seule sa bouche, à peine visible, s'anime. Dans le fond, les quelques petites lueurs de Catherine Verheyde apparaissent telles des lucioles orangées dans la nuit. Le rythme est lent et les respirations sont déstabilisantes. Équivoque, le texte de Beckett est complexe, sombre et Lavant envoûte en offrant une véritable performance linguistique.