Derniers remords avant l'oubli @Maison des Arts de Créteil, le 28 Janvier 2020


© Christophe Raynaud de Lage
Ouvrir la pièce de Jean-Luc Lagarce Derniers remords avant l'oubli avec le fameux Love will tear us appart de Joy Division ne pouvait être qu'une excellente idée - le reste de la bande originale mêlant le disparu Charles Aznavour, Laurent Voulzy, New Order est un savant mélange qui nous ramène à l'époque du dramaturge sans pour autant faire vieillir le texte -. Il a fallu qu'elle vienne du jeune metteur en scène Guillaume Séverac-Schmitz et de son Collectif Eudaimonia ! Ces derniers, après avoir exploré le terrain du mythe (Richard II et La duchesse d'Amalfi) - pour mieux y revenir nous a-t-on précisé -, ont jeté leur dévolu sur la pièce de Lagarce.

Le long plateau de la grande salle de la Maison des Arts de Créteil devient la maison de campagne où ont vécu heureux et amoureux Pierre, Paul et Hélène. Mais depuis, Paul et Hélène sont partis refaire leurs vies. Laissant seul Pierre. Avec le temps, Paul et Hélène se sont séparés, engagés dans de nouvelles relations. Et voilà qu'ils reviennent à la maison avec leurs nouveaux conjoints. Voire même avec leurs enfants pour Hélène. S'ils sont revenus c'est pour "régler les choses". Remuer le passé au risque de raviver les tensions ? Peut-être...

© Christophe Raynaud de Lage 
Les personnages de Lagarce souffrent souvent d'un problème de communication. Derniers remords avant l'oubli est un condensé de non-dits, de ressentiments, de dénis. Le Collectif Eudaimonia touche juste en faisant intervenir le ressort comique dans les intonations tout en faisant revenir le tragique à la surface. Dans une ambiance cinématographique, avec la jolie composition clair/obscur, le collectif déploie le talent qu'on lui connait. Guillaume Séverac-Schmitz s'est entouré, une fois encore, de jeunes comédiens brillants parmi lesquels le triangle Adrien Melin, excellent Pierre blessé, plein de rancœur, Anne-Laure Tondu qui impressionne par son débit en ouverture qu'elle donne à Hélène et le doux Jean-Toussaint Bernard qui offre une vraie et touchante sensibilité à Paul. Marie Kauffmann, Caroline Fouilhoux et Clément Aubert ne laissent pas sans reste et de par leurs rôles et leurs jeux, ils deviennent les piliers comiques de l'histoire.



Oncle Vania @Théâtre de l'Odéon, le 25 Janvier 2020

© Elizabeth Carecchio
Oncle Vania (ou Дядя Ваня) en russe surtitré, mis en scène par le directeur de l'Odéon Stéphane Braunschweig s'inscrit dans le festival "Les saisons russes". Quoi de mieux qu'entendre un grand classique de Tcheckhov dans sa langue originale par des comédiens du Théâtre d'Etat des Nations de Moscou ? Des murs boisés dans le fond d'où dépassent de hauts bouleaux, un baquet au centre du plateau et quelques chaises longues parsemées autour suffiront à Braunschweig pour situer l'action. Progressivement le décor s'obscurcit en ne laissant plus qu'une forêt où les arbres ont été abattus. 

L'abandon de la cause écologique s'inscrit dans le prolongement de l'abandon de tout ce qui nous rend humains. Braunschweig choisit de faire évoluer les comédiens dans l'impuissance. Ils sont tous confrontés à une sorte d'épuisement où la conclusion "Il faut bien vivre" est sans appel. L'humour souvent noir est toujours bien présent - et il faut bien avouer que les spectateurs russophones auront le plaisir de rire avant les francophones -. Les dix comédiens du Kremlin s'investissent avec beaucoup de plaisir dans ces rôles si complexes. Vania est campé par un Evguéni Mironov au jeu généreux qui touche, Anatoli Béliy en Astrov séduit par son désenchantement incarné - qui pourrait, par moment, rappeler un certain Nicolas Hulot -. Le jeu du reste de la troupe réjouit mais le duo Vania/Astrov s'avère plus intense. Pas de doute, jouer et rejouer du Tchekhov ne cesse de mettre en lumière notre époque.


Ce billet est dédié à David R., sans qui je n'aurais pas pu voir ce spectacle.

Contes et légendes @Théâtre Nanterre-Amandiers, le 24 Janvier 2020


© Elizabeth Carecchio
Joël Pommerat fait partie de ces metteurs en scène de la galaxie théâtrale contemporaine à suivre de près. Quatre ans après son monumental Ca ira (1) Fin de Louis, l'artiste revient sur le registre sombre de ses débuts. Il intitulera sobrement sa dernière création Contes et légendes dans laquelle il explore un futur - pas si lointain -, où se côtoient adolescents et robots.

Le plateau des Amandiers est pratiquement nu, il sera parfois habillé d'un canapé, de quelques tables ou encore de chaises. Le spectacle s'ouvre sur ce qui pourrait s'apparenter à un espace urbain. Côté cour, une ado. Côté jardin, deux autres qui semblent être plus jeunes qu'elle, deux petites frappes au langage fleuri balancé avec un débit incroyable. La principale interrogation réside dans la nature de l'ado côté cour; est-elle robot ou humaine ? Le spectacle entier tournera autour cette fascinante cohabitation par le biais de trois grandes thématiques; le genre, l'intelligence artificielle et l'enfance. S'enchaînent les saynètes tantôt furieusement drôles, tantôt chargées en émotions.

Les robots de Pommerat sont tellement humains. Autant dans leurs apparences que dans leurs comportements. Ca perturbe comme ça bouleverse. Dans le salon, dans la chambre, ils sont partout, ils ont - presque - remplacé les figures parentales. Cette dystopie rappelle l'univers de la série britannique Black Mirrors. Au sortir du spectacle, les interrogations, les angoisses nous habitent. Le jeu des huit comédiennes est dingue, elles nous embarquent dans l'adolescence avec une telle justesse. A noter également le remarquable travail sur les costumes du duo féminin - Isabelle Deffin et Julie Poulain -. Le metteur en scène auvergnat et sa bande signent un spectacle brillant et intelligent qui interroge notre humanité, l'avenir de cette dernière dans une dynamique sans temps mort.









A Love suprême @Théâtre des Gémeaux, le 21 Janvier 2020



Le plateau est peuplé de machines à laver. Nous voilà dans une laverie entre Blanche et Pigalle. "A love supreme... A love supreme..." oui le thème du jazzman John Coltrane est bel et bien présent dans cette pièce. Bianca nous déballe son histoire. Métaphoriquement, non elle ne lave pas son linge sale en public, mais il faut avouer qu'elle porte une triste histoire. Bianca était une danseuse de peep-show dans un club appelé A Love suprême en hommage à John Coltrane. "Suprême" avec un accent circonflexe à la française est une vulgaire erreur des nouveaux propriétaires polonais du lieu. Du jour au lendemain, on lui demande de vider son casier. A elle qui a tout vu, tout connu. Mais voilà qu'il faut laisser place à la jeunesse. Le temps de quelques machines, Bianca raconte son histoire, sa vision du quartier qu'elle a côtoyé pendant trente-deux années. 

Bianca est incarnée par la comédienne Nadia Fabrizio qui arrive sur le plateau sur des talons aiguilles, coiffée d'une perruque blonde bouclée - qui n'est pas sans rappeler Olivia Newton-John dans la comédie musicale Grease - et livre son monologue touchant teinté d'une douce mélancolie. Nadia Fabrizio incarne Bianca avec justesse et beaucoup de tendresse sur une bande originale oscillant entre le punk des britanniques The Clash et le jazz de Coltrane. Au fond, Bianca est une battante qui a rencontré toutes sortes d'individus. Dominique Pitoiset dans sa scénographie a trouvé le bon créneau en mêlant les machines à laver à l'univers de la nuit aux couleurs des néons et motifs psychédéliques, recréant un Pigalle à l'image des souvenirs de Bianca. 



La très bouleversante confession de l'homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la terre ait porté @Monfort Théâtre, le 14 Janvier 2020


© Collectif NightShot
Le titre à rallonge de la pièce donne le ton. Percutante et vive La très bouleversante confession de l'homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la terre ait porté s'inspire du roman éponyme d'Emmanuel Adely paru en 2013 aux éditions Inculte. Le Collectif NightShot s'en est emparé pour offrir un spectacle total. Ce langage cru, ils l'ont conservé pour notre plus grand bonheur. Ils sont sept comédiens à dynamiter le plateau de la Cabane du Monfort. En plus, ce soir-là, le vent soufflait plutôt fort. Le rythme est endiablé et efficace.

Dès l'arrivée progressive des spectateurs, celui qui a été hissé au rang de héros national n'est pas identifiable mais bien présent sur le plateau. Il livre son histoire. Il est interrompu dans ce récit par les autres comédiens qui comme des journalistes télévisés nous font un portrait robot du héros avec tout l'emballement qu'un tel événement peut susciter. "Il est américain" sera l'élément le plus important. Sous-entendu, il est de chez nous, de notre grand pays ; les Etats-Unis d'Amérique ! A leur manière, ils participent à la création du mythe. Cette première partie est déjà un régal ; les caricatures sont très réussies, à peine exagérées et le rythme est soutenu. 

S'en suit l'Action avec un grand A. Celle qui a déchaîné les passions : l'assaut. C'est dans cette partie que la vulgarité atteint des sommets sans être mal employée, elle est justifiée. Les Navy Seals préparent leur intervention. Ils sont répartis dans un dispositif scénique plus resserré. La guerre, un truc de bonhommes avec un lot de défis puériles pour se détendre. Et là débarque, comme tout droit sorti d'un Call Of Duty, le guerrier des temps modernes. L'ambiance est plus tendue, les spectateurs sont plongés dans l'obscurité de la résidence d'Abbottabad. Seul le laser de son arme officie comme source de lumière. Sa voix comme guide. On retient son souffle lorsqu'il a sa cible en vue. On se dit qu'il va tirer et forcément, on sursautera. Et ça n'arrivera pas. Une simple interjection. Soulagement secret. Voilà que le soldat qui a fait son devoir doit plonger dans l'anonymat. La troisième et dernière partie raconte sa vie d'après. Il pouvait s'attendre à une reconnaissance, à un moment de gloire, il n'en est rien. Le voilà amené à vivre une vie normale, ordinaire comme s'il n'avait rien fait d'exceptionnel.

Le Collectif NightShot a su en très peu de temps marqué trois grands moments, joué avec le bon dosage des émotions multiples et servi un spectacle avec un excellent sens du rythme. Le dispositif scénique révèle également une bonne gestion de l'espace et du jeu de lumières. De la salle de conférence à l'appartement du guerrier en passant par la résidence et l'arrière de l'hélico, rien ne se passe à vue, les décors apparaissent. 

Hedda @Théâtre de Belleville, le 12 Janvier 2020


© Sylvain Bouttet
Hedda ou la déchirante histoire d'Hedda, inspirée du récit d'Hedda Nussbaum qui dans la fin des années 1980 fut accusée par son mari - Joël Steinberg - d'avoir tué leur fille adoptive Lisa Steinberg. Deux femmes - l'auteur Sigrid Carré-Lecoindre et la comédienne-metteure en scène Lena Paugam - se sont réunies ici pour offrir un spectacle particulièrement poignant et de toute beauté tant dans son interprétation que dans sa dramaturgie. 

Si l'histoire a démarré par un coup de cœur, ce sont les coups de poing qui l'ont ponctuée sans point final. Lena Paugam incarne Hedda tout en étant narratrice, à la troisième personne d'un récit intime. Hedda est une jolie jeune femme travaillant dans l'édition qui s'amourache d'un homme qui n'a qu'une envie : la perfectionner. Mais une fois l'objectif atteint, il est happé par une spirale infernale qui le plonge dans la violence et des humiliations. Loin d'être un cas isolé, l'histoire d'Hedda est bouleversante et ne verse pas dans le ton moralisateur. 

Lena Paugam se met en scène dans un exercice que l'on sait complexe ; celui du seul en scène. La voilà qui campe l'intégralité des personnages sur un plateau quasiment nu. Seule une chaise est posée là comme oubliée dans la pièce, au fond une baignoire, une immense fenêtre côté jardin encadrée par un papier peint quelque peu défraîchi. La comédienne touche par sa diction fragile et ses mouvements presque dansés - saisissants lorsqu'elle se met à écrire "Je t'aime" avec ses pieds à travers le plateau - sur une partition parfois poétique de Sigrid Carré-Lecoindre. En témoigne cette phrase sur le silence ; " [...] c’est plein du son raté de tout ce qui tombe, de tout ce qui est tombé. On n’entend plus rien." 


Un conte de Noël @Théâtre de l'Odéon - Ateliers Berthier, le 10 Janvier 2020


© Simon Gosselin
Après Fanny et Alexandre à la Comédie Française, Julie Deliquet renouvelle l'exercice du cinéma porté au théâtre avec Un conte de Noël d'Arnaud Desplechin en investissant les Ateliers Berthier et clôturant la 47ème édition du Festival d'Automne à Paris. La metteure en scène choisit un dispositif scénique en bi-frontal, avec des gradins qui se font face. De quoi observer l'étendue du plateau devenu arène dans laquelle on trouvera une table entourée de chaises, un buffet, un secrétaire, un canapé, des lits, un fauteuil, un sapin et de temps à autre un tableau sur roulettes. Le spectacle s'ouvre avec une voix enfantine, celle du petit Joseph, mort trop tôt.

Une famille bourgeoise, la ville de Roubaix, la maladie, ajoutez à cela les fêtes de Noël. On dirait du Tchekhov et pourtant c'est français, du Desplechin. Le jour du réveillon de Noël, Junon (Marie-Christine Orry) et Abel (Jean-Marie Winling) Vuillard attendent leurs progénitures. Ainsi défileront Ivan (Eric Charon), Elisabeth (Julie André) ainsi que leurs conjoints et enfants respectifs. Simon (Jean-Christophe Laurier), l'ami de la famille qui a fini par l'intégrer. Et débarque celui qu'on n'attendait plus depuis plusieurs années, le vilain petit canard, l'indésirable : Henri (Stephen Butel). Junon a besoin d'une greffe de moelle osseuse pour gagner cinq années de vie en plus ou, malheureusement, de perdre moitié moins. Elle ne peut compter que sur sa descendance. Deux choix s'offrent à elle ; Paul (Thomas Rortais) son petit-fils en proie à quelques troubles psychologiques ou son fils qu'elle hait comme depuis  toujours, Henri. Ambiance.

Aucun temps mort n'est permis aux comédiens dès lors qu'ils jouent dans un tel dispositif. Il y a beaucoup d'énergie déployée, beaucoup de passion. Ce qui n'a pas empêché quelques petites lenteurs de s'inviter par-ci par-là - mais ce n'est que la première, on ne doute pas de l'évolution positive à venir -. Au milieu des disputes, les comédiens nous offrent un grand moment de théâtre dans le théâtre lorsque la famille costumée se réunit autour de la table et se lance dans un spectacle shakespearien. Astucieusement, dans la bible du spectacle, se trouvera la lettre mentionnée à plusieurs reprises, intégrant ainsi le spectateur.  

Pièce en plastique @Théâtre de Belleville, le 07 Janvier 2020


Les textes de l'allemand Marius Von Mayenburg sont souvent grinçants, cyniques et très ancrés dans l'époque. Avec Pièce en plastique, il ne déroge pas à ses caractéristiques et y intègre les thèmes sociétaux qui vont bien : mondialisation, racisme, différences de classes... Le metteur en scène Adrien Popineau se lance.

Le stéréotype du couple bobo - interprété par le duo Cassandre Vituu de Kerraoul (Sophie)  / Julien Muller (Michel) - accueille dans son foyer une  nouvelle femme de ménage, Jessica - Aida Asgharzadeh -. Nouvelle parce qu'ils ont du se séparer de la précédente pour une raison inconnue - mais très vite, on peut comprendre pourquoi -. Ils n'ont plus le temps de s'occuper ni de leur jeune ado - joué par le jeune comédien Auguste Yvon -, ni de leur domicile. C'est à peine s'ils arrivent à se soucier d'eux-mêmes. Au milieu de tout ça, l'artiste-amant déchu parasite Haulupa - campé par Charles Morillon -  pour lequel travaille Madame squatte l'appartement. Ce dernier est devenu le lieu d'une performance plastique dramatique. Et s'il était finalement chez lui ?

C'est grâce à - ou à cause de, voyez vous-même - Jessica que seront révélés tous les travers de ce couple détestable, empêtré dans ses névroses, ses contradictions. Les cinq comédiens livrent une partition savoureuse où chacun offre une maîtrise dans le jeu d'une attitude caricaturale presque magnifiée, proche du théâtre de boulevard, la lourdeur en moins. Charles Morillon excelle dans l'exercice avec des costumes en total raccord avec l'actualité, ce qui rajoute une couche mordante supplémentaire. Pièce en plastique revisité par la compagnie Les Messagers est un bon moment de théâtre durant lequel on rit beaucoup, qui promet de faire un carton. Entre les rires, ce sont les dents de certains qui ne manqueront pas de crisser et plus d'une fois.