Moi, Jean-Noël Moulin, Président sans fin @MC93, le 27 Septembre 2020


© Ludovic Lang

Jean-Noël Moulin a fait un choix de vie : vivre reclus dans les bois. Il a pour seul compagnon son chien qu'il a nommé "Chien" et vit, rêvasse sur la face plate d'un rocher. Il s'offre des sessions de marche quotidiennes pour trouver de quoi subvenir à ses besoins ou simplement de quoi meubler son foyer. Et un soir, en allumant son poste de radio, il apprend une nouvelle incroyable : l'avion présidentiel a percuté la montagne voisine. Aucune nouvelle du Président et de ses équipes. Puis l'information dramatique arrive : ils ont perdu la vie dans l'accident. Il découvre non sans surprise une mallette...Celle du Président ! Dans cette dernière, il trouve le téléphone présidentiel. Le voilà qui endosse alors le rôle du Président sans qu'on ne lui demande vraiment quoique ce soit. 

Dans ce riche monologue qu'écrit Mohammed Rouabhi où l'état du monde est questionné, Patrick Pineau livre un jeu particulièrement puissant, habité sur un plateau dépouillé où seuls trônent le rocher, une couverture et la fameuse valise. Non, Chien n'est point présent physiquement. Nous spectateurs masqués, sommes bien là et les émotions oscillent entre le rire et la colère. Nous suivons, sans doute par compassion, Jean-Noël. Ludovic Lang et Christian Pinaud signent un jeu de lumières qui recréée la forêt façon mapping au sol qui laisse libre cours à notre imagination. Le tout dans une création sonore de Philippe François orchestré par Sylvie Orcier.

Le Grand Inquisiteur @Théâtre de l'Odéon, le 26 Septembre 2020

 

© Simon Gosselin

Deux années se sont écoulées depuis la mise en scène des Démons (souvenir ici) présenté aux Ateliers Berthiers, Sylvain Creuzevault revient et il est en pleine forme. Et là pour Le Grand Inquisiteur, en plus du Christ, il convoque des figures politiques contemporaines inattendues - ou presque quand on connait un peu le travail du personnage - : Karl Marx, Thatcher, Trump, Staline, Heiner Müller et brièvement Hitler... 

L'entrée en matière se passe dans une sorte de cloître froid où le Christ fait face au Grand Inquisiteur. Puis, les néons éclairent le plateau, le Christ est comme propulsé sur Terre. C'est ici que Creuzevault n'hésite pas à créer le joyeux chaos pour notre plus grand plaisir à grand renfort d'humour noir en allant jusqu'à s'offrir une scène de cannibalisme - après tout, le Christ annonce lui-même la couleur lorsqu'il dit "Prenez et mangez ceci est mon corps" -. Il faut toutefois admettre qu'il y a parfois des moments très bordéliques et des approximations dans le texte, les références littéraires sont particulièrement nombreuses ce qui n'est pas toujours facile à suivre. 

Dans le casting on retrouve les presque fidèles Servane Ducorps, Frédéric Noaille, Sylvain Sounier, Sava Lolov, Arthur Igual, Vladislav Galard et Nicolas Bouchaud. Sylvain Creuzevault donne aussi un peu de sa personne pour finaliser la mise en place de son décor sur une échelle branlante en plus de la réplique introductive. Au sortir du spectacle, on retient que le jeune metteur en scène n'a rien perdu de sa créativité et de son esprit critique. Le rendez-vous est pris en Novembre pour Les Frères Karamazov. 


Abnégation @Monfort Théâtre, le 25 Septembre 2020



L'ambiance est obscure. Une table centrale est recouverte d'une toile plastifiée blanche, l'éclairage aux néons blafards ne rassure pas, le plateau est clôturé de paysages en noir et blanc sur de grands panneaux qui font office de fenêtres. Quelque chose de pas net s'est sûrement passé. Deux hommes dans un état second discutent. Il ne serait pas surprenant de retrouver des cadavres dans les alentours. Et nous entrons dans la matière, nous pénétrons dans les bas-fonds. Sans jamais tout se dire, ce sont sur la base de non-dits que les personnages révèlent leurs travers les plus vicieux, les rendant monstrueux. Et quand ils sont isolés, un semblant d'humanité revient. 

Le metteur en scène Guillaume Durieux a fait appel au scénographe François Gauthier-Lafay pour recréer une ambiance pesante, stressante, tendue dans la cabane du Monfort. Et les comédiens sont tous (des) puissants. A commencer par Eric Caruso qui parvient à faire de Paolo un véritable parrain, droit suivi de près par Alain Fromager qui incarne un José particulièrement intimidant. Mais le clan ne se limite pas qu'à deux hommes. Thomas Gonzalez endosse le rôle de José, communicant cocaïné, pris au piège de ses supérieurs. Cette organisation presque mafieuse, piétine l'un des siens : Stanislas Stanic qui porte sur ses épaules le rôle de Celsio. Ce dernier conseiller qui incarne l'abnégation, sans nulle autre alternative. Vous pensiez qu'aucune femme ne trouverait sa place ? Florence Janas brille de par la complexité de son personnage - Flavia - prise au piège, tiraillée par ses volontés et ses intérêts. Guillaume Durieux et son quintet nous tiennent en haleine de bout en bout, la peur parfois nous habite - la sortie inattendue d'une arme en toute fin double la tension, on ne la quitte presque plus des yeux - comme on aime la ressentir au théâtre. 

Abnégation n'est que le premier volet d'une trilogie politique que signe le brésilien Alexandre Del Fara, témoignage de la conjoncture politique et sociale de son pays. Si l'utilisation de musiques folkloriques et les noms des personnages rappellent le cadre, la tension créée semble si proche de nous. Les petites magouilles ne sont pas propres à un pays. Elles existent partout. 


The History of Korean Western Theatre @Théâtre de la Bastille, le 24 Septembre 2020

 

 © Choy Jongoh

Jaha Koo clôt sa trilogie Hamartia avec The History of the Korean Western Theatre au Théâtre de la Bastille. Il est à nouveau accompagné de son fidèle compagnon Cuckoo (l'autocuiseur de riz) et d'un petit nouveau ; l'origami baby. Cette fois-ci quand on rentre, Jaha Koo est assis à même le sol en pleine session de pliage.

Après avoir décortiqué le contexte socio-économique de la Corée dont il est originaire depuis la crise financière de 1997, Jaha Koo essaie de revenir aux origines du théâtre coréen. Et il nous partage un triste constat ; c'est complexe de parler de théâtre coréen, parce qu'il n'y en a tout simplement pas. La faute du colon japonais notamment. L'héritage occidental est plus que jamais présent dans l'apprentissage même du théâtre. 

De la même manière que pour Cuckoo (souvenir), il convoque la mélancolie et l'humour. Koo se livre un peu plus personnellement dans ce spectacle, n'hésitant pas à raconter des anecdotes qui lui sont chères ; sa grand-mère qui perd la mémoire, l'arrivée de son fils… Doit-on voir un parallèle entre la perte de la mémoire de sa grand-mère et l'absence d'une culture propre, l'effacement progressif des traditions...? Peut-être. La naissance de son fils serait donc une sorte d'issue, de renaissance d'une identité coréenne ? L'homme de théâtre déploie à nouveau ses maîtrises de l'utilisation de la vidéo qui l'accompagne durant tout le spectacle. Le dernier volet d'Hamataria se révèle donc tout aussi touchant que Cuckoo et renouvelle le genre du théâtre documentaire. 

Aux Eclats... @Théâtre de la Bastille, le 21 Septembre 2020

 

© Jean-Louis Fernandez

Il y a les éclats de rire, les coups d'éclat, l'éclat de génie et "Aux éclats..." de Nathalie Béasse. Un spectacle qu'on pourrait voir comme une traversée poétique pluridisciplinaire. Les arts plastiques côtoient le spectacle vivant pour une chouette union.

Une fois les spectateurs confortablement installés, les voilà confrontés à un fort bruit de perceuse, des coups de marteau. Impossible de localiser véritablement la source. Puis voilà que des ouvriers prennent la parole. Là non plus on ne parviendra pas à trouver d'où ils nous parlent. S'en suivront quelques dégâts matériels : de la poussière s'écoule du plafond côté jardin, une sorte de coulée de peinture s'échappe du seuil d'une porte qui donnerait sur les coulisses. Et voilà que trois hommes vêtus de costumes complets font irruption dans la salle. Loin d'être discrets, ils nous enjambent, réfléchissent bruyamment pour finalement arriver sur le plateau à quatre pattes. De vrais clowns. 

Étienne Fague, Clément Goupille et Stéphane Imbert enchaînent les gags et les répliques aussi absurdes les unes que les autres un coup en allemand, un coup en anglais et parfois en langue de Molière dans des tableaux en (dé)construction. Peu d'objets sur la scène, juste assez pour la saccager comme par magie à coups de cordes tirées et autres mécanismes. Le trio de joyeux lurons convoque le rire ravageur. Jusqu'à laisser un plateau en miettes à cause de leurs coups finaux de colère. 

Il ne faut pas chercher du sens à tout prix, juste se laisser porter par chacun des tableaux pour savourer la poésie qui se déroule sous nos yeux. Un petit gang de grands enfants, un peu fripons qui se seraient réunis dans le monde des adultes qu'ils ont investi pour mieux le démanteler, le décortiquer. Et là, on s'éclate. 



Un ennemi du peuple @Théâtre de Belleville, le 17 Septembre 2020

 

© Vincent Fillon

Interpréter Un ennemi du peuple après que le duo Nicolas Bouchaud / Jean-François Sivadier ait dynamité le Théâtre de l'Odéon (souvenir) était un défi de taille auquel il faudra ajouter le fait d'être programmé en période de crise sanitaire universelle. Guillaume Gras et sa bande n'ont pas manqué de courage.  

Nous voilà plongés dans un dispositif quadri frontal. Guillaume Gras tire son épingle du jeu en offrant une adaptation résolument plus courte, condensée du texte d'Ibsen. Et cette version ramassée s'avère efficace. Peut-être parce qu'il en reste l'essence pure. Dans une économie de moyens, les comédiens sont démasqués - justement parce qu'ils sont les seuls à ne pas porter de masques ? - assis parmi les spectateurs, devenus juges d'un tribunal sur plateau. Les répliques fusent une fois qu'ils se positionnent debout au milieu du plateau puis les actions s'enchaînent dans un rythme soutenu. Pas ou peu d'éléments de décor, une table côté cour garnie d'une carafe. Rien de plus.  

Le comédien central Nicolas Perrochet campe un Thomas Stockman volcanique, convaincant suivi de près par Gonzague Van Bervesselès en frère féroce dans son cynisme. Il ne faut pour autant pas oublier Ivan Cori en impeccable représentant digne de la fameuse "majorité compacte", Marie Guignard en épouse aimante, Eurialle Livaudais en journaliste corrompue et Bruno Ouzeau en beau-père soucieux de ses petits intérêts particuliers. 

A l'heure de l'épidémie et des nombreuses informations contradictoires, aux mensonges, le texte du dramaturge norvégien ainsi raccourci prend une résonnance encore plus contemporaine et nous rappelle fortement la célèbre phrase de son contemporain britannique George Orwell "A une époque de supercherie universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire". 

Surprise Parti @Théâtre de la Reine Blanche, le 16 Septembre 2020

 

© Madie Bergson

Inspirée de faits réels, Suprise Parti est une petite pépite politique avec un humour mordant. Aux élections municipales de Reykjavik en 2010 émerge un candidat d'un nouveau genre, il s'agit de l'humoriste punk Jón Gnarrr. Il se lance dans la campagne aux couleurs d'un parti qu'il a inventé de toutes pièces et sobrement appelé le Meilleur parti. Derrière ce parti, un programme pour le moins qu'on puisse dire absurde qui se concluait par "nous pouvons faire encore plus de promesses que les autres partis parce que nous n’en tiendrons aucune". L'idée maîtresse est donc simple : se payer la classe politique traditionnelle. 

La jeune dramaturge toulousaine et metteur en scène Faustine Noguès reprend la trame narrative de la candidature, l'exercice du pouvoir et la fin de mandat. Elle décide de connecter deux univers distincts : celui complètement déjanté de l'artiste et celui plus froid, plus lisse de la sphère politique que sa scénographe Alice Girardet symbolisera par deux espaces - estrades - scéniques qui ne très vite ne feront plus qu'un. 

Faustine Noguès s'entoure pour l'occasion de jeunes comédiens (Léa Delmart, Rafaela Jirkovsky, Blanche Sottou, Ulysse Robin, Nino Rocher et Damien Sobieraff) au jeu dynamique et généreux qui frôle l'improvisation. Ici, le langage est moqué non sans pertinence. On retiendra plus particulièrement la reproduction des discours télévisuels ; chacun des candidats clame son programme avec une contrainte brillante : l'usage exclusif de mots commençant par une lettre spécifique. Si la matière de départ est efficace, l'écriture et son adaptation scénique le sont tout autant. Faustine Noguès signe ainsi une première création réussie de bout en bout. Elle se révèle une jeune auteur à suivre de près car prometteuse. 

Evidemment à l'heure où la France a connu la candidature aux présidentielles (et non municipales) d'un Coluche il y a déjà quelques années, c'est désormais à Jean-Marie Bigard que l'on pense. Il nous faut faire le tour de quelques pays européens pour se rendre compte que l'idée en a séduit plus d'un. Mais combien sont allés jusqu'au bout ? 


Pour le plaisir : la chanson du Meilleur parti

Dans la solitude des champs de coton @Plateaux Sauvages, le 03 Septembre 2020

 

© Christophe Raynaud de Lage


On prend les mêmes (Roland Auzet à la mise en scène, La Muse en circuit à la création sonore et le duo féminin Anne Alvaro / Audrey Bonnet) et on recommence quatre ans plus tard pour le plus grand bonheur des koltésiens. Cette fois, on change de décor. Après les Bouffes du Nord où les fantômes Chéreau / Koltès ont tenu compagnie aux spectateurs, c'est dans des cadres "insolites" que la troupe nous invite. Parvis de l'Institut du Monde Arabe, esplanade de la Bibliothèque François Mitterrand, stade, rives de la Seine et maintenant rue des Plâtrières dans le 20ème arrondissement de Paris aux abords des Plateaux Sauvages. 

La rue, le meilleur endroit pour représenter l'étrangeté du lieu, pour faire vivre la rencontre du dealer et du vendeur. Au milieu des spectateurs, tantôt au plus près d'eux, assises sur le trottoir, courant dans la rue, les deux protagonistes sont partout mais surtout avec nous et au plus près de nous, pour une raison simple : leurs répliques s'écoutent au casque. La confrontation est d'autant plus forte : les émotions presque sauvages d'Audrey Bonnet côtoient les paroles plus douces, plus posées d'Anne Alvaro

Et le charme opère à nouveau. La langue koltésienne poétique, intense et vertigineuse résonne encore dans l'âme. Pouvoir marcher dans leurs pas, c'est se sentir comme partie intégrante du spectacle sans pour autant donner la réplique. Les sons de La Muse en circuit habitent la rue, rajoutent un nouveau degré dans "l'étrangeté". Sans toujours savoir où sont les comédiennes, on les cherche du regard ou parfois on ferme les yeux et se laisse porter par les paroles, on se laisse parfois tenter de susurrer la fameuse réplique "Deux hommes qui se croisent n'ont pas d'autre choix que de se frapper, avec la violence de l'ennemi ou la douceur de la fraternité."