Le Passé @Théâtre de l'Odéon, le 12 Décembre 2021

© Simon Gosselin

Julien Gosselin
et sa compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur ont recommencé ; la littérature au cœur, le théâtre comme outil. Le jeune metteur en scène s'est attaqué cette fois-ci à un auteur russe : Léonid AndréïevEkatérina Ivanovna, Requiem, L'abîme et Dans le brouillard sont mises bout à bout et forment une unique œuvre : Le Passé. 

Comme dans ses précédents travaux monumentaux, le collectif signe une création dans laquelle la vidéo est omniprésente. Peut-être encore plus qu'avant. La maîtrise artistique est toujours au rendez-vous. Alors oui, on ne verra les comédiens que rarement devant nous, plus souvent cloitrés dans un sublime décor - tantôt dans une datcha tantôt dans des appartements bourgeois -.  

Le spectacle s'ouvre sur une chasse à l'homme ou plutôt à la femme. Les portes claquent dans tous les sens, les comédiens traversent le plateau à vive allure. Ekaterina Ivanovna est accusée d'avoir trompé son mari, député à la Douma. Furieux, il lui tire dessus à trois reprises. Il la manque. Il la chasse. Ses amis tentent de le calmer. En vain. Elle bascule dans une espèce de folie sombre, un désespoir ravageur. Quelque chose est mort en elle, elle le vit comme tel. Ekaterina - souvent abrégée en Katia - trouve refuge chez sa sœur Lisa. La tragédie se voit interrompue par Requiem, une pièce mettant en scène 3 personnages que Gosselin choisit de ne pas montrer au plateau et joue sur le texte projeté, les comédiens méconnaissables voient leurs voix transformées, dans une pièce qui déconstruit le théâtre, le metteur en scène tente l'assassinat du théâtre à coups d'Auto-Tune. Ce n'est franchement pas très gentil, mais il faut l'admettre, on rit des propos qui résonnent encore terriblement aujourd'hui. Au vue de l'actualité, la réplique "parle ou je t’arrache ton masque" prend une autre tournure. Dans le brouillard permet de remonter dans le temps, comprendre la jeunesse de l'ami artiste du mari, Pavel. Les comédiens sont cette fois-ci masqués, ils évoluent dans un univers en noir et blanc expressionniste très proche de celui du réalisateur américain Tim Burton. La figure paternelle se situe à mi-chemin entre Staline et Nietszche. Là aussi on rit devant des images particulièrement grotesques - un coucou discret à l'écrivain Michel Houellebecq -. 

© Simon Gosselin
Devant ce nouveau monument de l'homme de théâtre nordiste, on est saisis par la performance de Victoria Quesnel qui est réellement possédée, terrifiante par moment - on est d'autant plus subjugués lors de sa scène de transe particulièrement dingue et probablement éprouvante pour la comédienne - et touchés par la tendresse contrastante de Carine Goron. Les comédiens masculins sont tout aussi bons. Mention spéciale au fidèle Joseph Drouet qui excelle dans son rôle du peintre, Pavel. Le tout avec un accompagnement musical aussi qualitatif que dans les précédentes créations qui varie entre électro et classique, qui touche au plus près du cœur, avec le volume adéquat qui intensifie nos émotions. Une aventure complète, radicale comme seul le collectif Si vous pouviez lécher mon cœur peut aujourd'hui nous en offrir. Joie de s'émouvoir. 



Un immense merci à Junn.

Erreurs salvatrices @Théâtre de la Cité internationale, le 11 Décembre 2021

 

Après Fake, La Muse en circuit et son capitaine de bord Wilfried Wendling poursuivent leur travail d'explorations sonores : grincements industriels, bruits stridents, crépitements électroniques accueillent les spectateurs dans une grande salle dans laquelle ils ont une totale liberté de mouvement exception faite sur le plateau central aux constructions filaires suspendues "les fileuses" comme des lambeaux d'un chapiteau d'un autre temps. Hauts parleurs dans les coins, écrans larges, installations électroniques peuplent l'espace.

© Christophe Raynaud de Lage
En hauteur sur des échafaudages métalliques, suspendu dans le chapiteau, à même le sol ou encore attablé à un bureau équipé d'une machine à écrire, face à un pupitre d'un nouveau genre, Denis Lavant éructe, vocifère et clame les mots d'Heiner Müller. Comme souvent avec le comédien, la lecture est incarnée, habitée. De son côté, Alvaro Valdés Soto évolue et ondule dans la forêt de cordes. Erreurs salvatrices est ce qu'on pourrait qualifier d'OTNI (Objet Théâtral Non Identifié), un spectacle qui est transdisciplinaire : plastique, sonore ou encore circassienne. Une seule étiquette ne suffirait pas. 

Les fragments choisis des textes d'Heiner Müller sont teintés de noir, les images métaphoriques sont crues et font écho aux plus apocalyptiques projetées. Erreurs salvatrices est une aventure sans nul repère - si ce n'est celui du verbe - durant laquelle les émotions et les sens sont chahutés parce que  sollicités de toutes parts,. On assiste au dialogue entre le langage du corps et celui de l'âme. 

Elise - Le champ des possibles (intégrale) @Théâtre du Rond-Point, le 05 Décembre 2021

 

© Baptiste Ribrault

Certains l'ont croisée en terres avignonnaises, d'autres feront sa rencontre lors de son passage parisien, Elise Noiraud revient aux sources avec son spectacle autobiographique Le champ des possibles - en trois chapitres : La Banane Américaine (l’enfance), Pour que tu m’aimes encore (l’adolescence) et Le Champ des Possibles (l’entrée dans l’âge adulte). C'est dans la salle intimiste Roland Topor qu'Elise convie les spectateurs à son récit de vie. Elle nous accueille en jean t-shirt, comme si elle était encore en répétition.

En fond de plateau, une malle unique abrite façon Mary Poppins quelques accessoires, trois fois rien mais c'est déjà beaucoup si on en croit Raymond Devos. Sans aucun autre élément de décor, la jeune comédienne parvient à nous faire imaginer l'espace et toute une palanquée de personnages tous aussi drôles les uns des autres. Dans le désordre : sa propre mère, une conseillère d'orientation, une prof de musique, une commerçante, une bourgeoise, une prof de théâtre, un ado, un agent immobilier parisien, une universitaire et tant d'autres. 

Pleine d'énergie et d'humour teinté de mélancolie, la trentenaire révèle une histoire qualifiable de banale mais qui parle au cœur du public. Peut-être parce qu'en écartant l'ascension dans le monde du spectacle, chacun d'entre nous a connu ces mêmes personnages, ou du moins, ils font écho à des rencontres passées. Grimaces et mimiques terribles deviennent virgules, Elise Noiraud porte en elle une sensibilité sincère qui fait mouche. 



    

Bajazet - En considérant le Théâtre et la peste @MC93, le 04 Décembre 2021

Attention spectacle grotesquement rock'n'roll ! Public pur et chaste s'abstenir. 

Le metteur en scène allemand  Frank Castorf dynamite Racine en faisant le choix de faire intervenir Antonin Artaud et Pascal. On transposerait bien volontiers la chanson devenue slogan Sex & drugs & Rock'n'Roll en Jeanne Balibar, pot-au-feu et mystérieux chant bulgare. 

Sur le plateau, une hutte aux allures de burqa côté jardin, un cabanon qui s'apparente à une sorte d'épicerie cantine ouvert 7j /7 et 24h/24 à l'image du Sultan Amurat au regard laser côté cour. Petite provocation dans le paysage, rien de plus. Les comédiens vont et viennent dans les deux espaces. Quand ils sont en intérieur, c'est l'écran au-dessus du plateau qu'il faut regarder. 

© Mathilda Olmi
Présenté à la Maison de la Culture de Seine Saint-Denis en 2019, le spectacle a été reprogrammé et a trouvé naturellement sa place dans la programmation de la 50ème édition du Festival d'Automne. Quel joyeux bazar que ce Bajazet revu et corrigé par Castorf ! Et le mélange des genres opère merveilleusement ; les plus beaux vers de la langue de Racine s'entrechoquent contre les mots les plus primaires d'Artaud - dont la voix surgira d'un transistor de l'épicerie -. Le tout dans un ton moqueur, caricatural à l'extrême mais jamais ridicule. Jeanne Balibar, figure centrale nous happe. Si elle est certes malmenée dans ce spectacle, elle donne tout et se métamorphose aussi bien physiquement que dans sa diction. Nous nous arrêterons un instant sur Sava Lolov - remplaçant un Jean-Damien Barbin souffrant - qui n'a pas eu trop le choix que d'apprendre son texte au pied levé. Il embarquera ses répliques avec lui sur le plateau et ça fonctionne davantage sans s'épuiser. 

© Mathilda Olmi
Bajazet sans son duo de conspirateurs n'est pas un vrai Bajazet. Interprétés par Mounir Margoum - dont le travail sur les modulations de sa voix lors des cris dans ce spectacle est remarquable, l'essayiste marseillais en serait ébloui - et la figure montante du théâtre contemporain Adama Diop, les deux loubards ont des apparences de petits caïds des cités mais en un peu plus classieux. Ils apportent un degré de plus dans la satire. Dernière comédienne non sans talent, Claire Sermonne offre une interprétation excellente d'Atalide, ses mimiques - sa grande session de crachats à répétition est une folie -, sa gestuelle, grandiose. 






 

Un vivant qui passe @Théâtre de la Bastille, le 03 Décembre 2021

 

© Jean-Louis Fernandez

Quand nous avons choisi ce spectacle inscrit dans la programmation du Festival d'Automne, nous ignorions que nous irions voir la lecture de Sami Frey au Théâtre de l'Atelier quelques mois plus tôt. Aucun risque de comparaison possible, les deux exercices sont nettement différents et ne provoquent absolument pas les mêmes émotions mais frappent tout aussi fort. Si l'un a choisi la lecture, l'autre a pris le risque de la théâtralité. Le premier se concentre sur la retranscription de l'entretien, le second a eu accès aux rushs non utilisés dans le film Shoah.

La prise de risque est très réussie, intelligente et subtile. 

Le spectacle s'ouvre sur une voix off qui remercie les spectateurs - devenus visiteurs d'un soir - d'avoir fait le choix de la visite documentaire. Nicolas Bouchaud se poste dans un tronçon de décor en carton-pâte sur lequel on visualise une bibliothèque bien fournie peinte, une reproduction de fauteuil légèrement en retrait d'un véritable fauteuil aux mêmes coloris et étrangement un vrai coucou fait le coin. L'homme de théâtre s'inscrit dans une sorte de mise en abyme dans laquelle il jouerait l'acteur, le fabulateur répondant aux questions de l'investigateur Claude Lanzmann - campé par le jeune Frédéric Noaille -. 

Alors que la confrontation Lanzmann/Rossel est froide, particulièrement intense, Nicolas Bouchaud incarne un Maurice Rossel pris aux pièges de ses mensonges, de ses omissions éphémères, errant dans ses souvenirs à mesure qu'il les relate, rendant sympathique et presque comique son personnage. En face, un Frédéric Noaille se glisse dans la peau d'un Claude Lanzmann qui ne manque pas d'enthousiasme, culotté. Le duo, qui d'une certaine manière se décharge le lourd poids dramatique du sujet, va jusqu'à pousser la chansonnette, chapeaux melons vissés sur leurs têtes, en accentuant toujours plus la mise en abyme ; "On fait comme si" sur un air des Marx brothers. Tout en étant suspendu à la tragédie de la situation, le moment chanté apporte un peu de chaleur.

La complicité des deux hommes ne date pas de la veille. Ils se connaissent même très bien, ils ont partagé les planches - jusqu'à très récemment - pour les spectacles du metteur en scène contemporain Sylvain Creuzevault



Ce silence entre nous @Théâtre Ouvert, le 02 Décembre 2021


Notre dernière rencontre avec le travail de Matthieu Roy remonte déjà à trois petites années où il jouait avec un dispositif peu conventionnel combinant plateau bifrontal et casques audio sur les oreilles du public ; L'amour conjugal. Dans Ce silence entre nous, le co-directeur de la Maison Maria Casarès revient à un travail plus "classique". 

© Christophe Raynaud de Lage
 

Sur le plateau presque nu où seul un cube aux toiles en soie en guise de faces peintes par le plasticien Bruce Clark occupe le plateau, elles sont trois. Toutes les trois vêtues de noir. La première s'exprime en roumain - Katia Pascariu -, la seconde lui donne la réplique en traduisant ses tirades en français - Ysanis Padonou - et la dernière les accompagne au violon - Iris Parizot -. 

Ces femmes nous racontent comment elles se sont libérées, senties renaître tout en interrogeant leurs places dans la société. Spectateur, sens-toi libre de croire qu'il s'agit d'y voir l'histoire d'une seule et même héroïne. Injonctions masculines, maternité contrainte, avortements clandestins cauchemardesques... Autant d'histoires universelles parce qu'humaines, intimes parce que profondes. Le trio féminin nous convient à la construction de cette fresque, fait résonner les mots de la roumaine Mihaela Michailov avec beaucoup de poésie dans une scénographie toute en clair obscur. 

Démons @Les Déchargeurs, le 24 Novembre 2021

© Chloé Signes
Démons s'inscrit dans une trilogie - qui compte Cendres et Veillée - de l'auteur suédois Lars Norén disparu en début d'année 2021 des suites du Covid-19. 

Frank et Katarina sont mariés depuis neuf ans. Ils s'aiment follement, passionnément mais ils ne se supportent plus. Ils s'étouffent d'un amour trop fort qu'il en devient violent, destructeur. Ils vont convier leurs voisins - Jeanne et Tomas - à leur petit jeu cruel : qui sera le plus toxique pour l'autre ? Ce jour-là, Frank a perdu sa mère. Si Jenna et Tomas s'attendaient à ce que Katarina soit une épouse compatissante, ils découvrent les travers d'un couple en apparence parfait. 

Intérieur bourgeois - signé par le Collectif Pampa - dans les murs des Déchargeurs, on pourrait se croire dans un spectacle de boulevard. 

Fausse alerte ; pendant près de deux heures le quatuor d'acteurs nous entraînent dans une folie furieuse. La direction d'acteurs assurée par Matthieu Dessertine est au plus juste, révélant de très bons comédiens. Mentions particulières au duo Damien Zanoly et Marion Lambert qui incarnent Frank et Katarina avec brio en font un couple complètement pervers, dérangé à souhaits. Il nous embarquent dans un ascenseur émotionnel où bien nombreux seront les étages jusqu'à l'apothéose. 

Sans jamais une once de vulgarité, le couple se désintègre à grands renforts de petites phrases, de haussements de ton jusqu'aux cris. C'est la violence physique qui s'installe en dernier. 



Pédagogies de l'échec @Les Déchargeurs, le 24 Novembre 2021

 

© Antoine-Baptiste Waverunner

Tout autour d'eux s'est effondré. 

Guerre ? Catastrophe naturelle ? Nous ne le saurons pas. Une chose est sûre, il ne reste qu'elle et lui. Eux-mêmes ne savent pas, ils ne seront pas curieux. Ils planent sur les débris du septième étage du bâtiment. Elle est directrice, il est son subordonné. Elle le domine, il s'y soumet. Pierre Notte tord avec un malin plaisir ces liens hiérarchiques. Ces rapports de force sont marqués par les humiliations, les provocations mais aussi par le désir, la jalousie, tout y passe. Le travail, lui, doit se poursuivre "quoi qu'il en coûte" et ce, comme s'il n'y avait eu aucun élément perturbateur. L'absurde de la situation est donc poussé à l'extrême. 

Pierre Notte signe une satire féroce de l'époque moderne où règne la logique productiviste. 

Dans un plateau presque nu - à l'image du vide qui les entoure - où des bandes scotchées délimitent l'espace praticable, on trouve un fauteuil au premier plan et un meuble à tiroirs sur lequel est posé un coussin en fond. Caroline Marchetti et Franck Duarte sont parfaits. Les deux comédiens sont en véritable symbiose, leurs corps offrent des chorégraphies toujours plus acrobatiques et étonnantes parfaitement millimétrées. Savoureux, le duo est dans un affrontement permanent qui fait rire autant qu'il fait grincer des dents. Si elle devient hystérique, il sera colérique. Un tennis de table  sous haute tension. Chacun se renverra la balle, voire les balles jusqu'à l'effondrement. 

La Forteresse du Sourire @Théâtre de Gennevilliers, le 21 Novembre 2021

© Takashi Horikawa

Très belle affaire que cette Forteresse du Sourire du japonais Kurô Tanino qui a posé son sublime décor dans les murs du Théâtre de Gennevilliers à l'occasion de la 50ème édition du Festival d'Automne. 

Deux appartements mitoyens sur le port où la tempête gronde de temps à autre. Côté jardin, l'ambiance est bon vivant, une colocation improvisée de pêcheurs de plusieurs générations. Côté cour, c'est moins heureux, un père de famille qui vient en aide à sa mère atteinte d'Alzheimer, assisté par sa fille, une jeune adulte qui comprend progressivement que son père ne peut tout assurer seul mentalement. Les deux appartements sont séparés par une simple cloison, l'intégralité des personnages ne se croisera que sur le tard. 

La Forteresse du Sourire est une jolie fresque de ces fragments du quotidien qui ne reviendront pas - pour transformer légèrement la définition de la photographie que donnait Martine Franck -. Du théâtre réaliste qui ici se saisit du quotidien de ces gens éloignés, abandonnés. Si la colocation festive s'active autour de repas de fortune animés par leurs rires devant les programmes télévisés - dont le moment clé ; l'horoscope devient un véritable rituel -, la famille est aux petits soins de l'ancienne, vit un Keirō no hi (littéralement traduit par le jour du respect pour les personnes âgées, férié au Japon) qui s'étale sur plusieurs mois. A l'heure où la crise sanitaire se poursuit, le spectacle témoigne de cette difficulté de rencontrer l'autre. Les deux groupes ne se croiseront qu'une fois en l'espace de plusieurs mois de voisinage. Outre cette unique rencontre, ils ne feront que s'entendre entre deux portes. Kurô Tanino signe une création soignée aux décors parfaits ; du réalisme grandeur nature. Les comédiens nous emmènent avec eux avec leur sensibilité et une partition au plus juste.




Giordano Bruno, le Souper des Cendres @Théâtre de la Reine Blanche, le 20 Novembre 2021

 

© Christophe Raynaud de Lage

Il s'appelait Filippo Bruno, il s'est fait (re)connaître sous Giordano Bruno. Frère dominicain et philosophe, il fut accusé d'athéisme et d'hérésie par l'Inquisition. C'était en 1600. L'homme de théâtre Laurent Vacher s'empare de quelques minutes de son ultime plaidoyer et fait revivre les thèses du scientifique insoumis à partir de ses écrits.

On retrouve Benoit Di Marco - que l'on avait croisé sur les planches du Théâtre de Belleville en 2019 dans Moule Robert - dans le corps du scientifique et on rencontre le contrebassiste Philippe Thibault (en alternance avec Clément Landais). Les deux hommes ne s'échangent guère des répliques. Le second accompagne le premier sur un plateau mis à nu. Les murs du Théâtre de la Reine Blanche sont couleur charbon. 

Les spectateurs deviennent les geôliers veillant sur le révolté le temps de la représentation bien que Vacher explique lui-même qu'il ne souhaite pas reconstituer une cellule. Dans l'obscurité, Benoit Di Marco transpose l'idéologie de l'homme de science avec une belle binarité de jeu ; tantôt vindicatif, tantôt nostalgique, le comédien nous embarque avec lui dans une pensée fluide. Le spectateur à son tour s'intègre dans la pensée et les contradictions intérieures de Giordano Bruno. La contrebasse avec sa sonorité grave, renforce la dramaturgie. 


Anéantis @Le Studio - Comédie Française, le 14 Novembre 2021

© Christophe Raynaud de Lage

Fracassante et surprenante entrée dans le répertoire de l'institution française que Sarah Kane. Blasted en version originale, première pièce de la jeune dramaturge disparue prématurément est une œuvre complexe qui a beaucoup choqué lors de sa première représentation dans les années 1990. Les décennies passent, la société change...

Simon Delétang (actuel directeur du Théâtre du Peuple - Maurice Pottecher) adapte Anéantis intelligemment. Il joue sur la violence invisible ; celle qui fait encore plus mal, celle qui ronge les spectateurs doucement mais sûrement. Si elle est invisible, elle n'est en revanche pas inaudible : la voix off - Sylvia Bergé - lit les didascalies. Spectateur, libre à toi d'imaginer le pire, ferme les yeux, laisse toi envahir. Anéantis devient un huis clos de l'horreur.  

Le Studio de la Comédie Française devient une chambre d'hôtel luxueuse qui sombre dans un décor de guerre. Faute au climat extérieur, faute à l'irruption de ce soldat - campé par Loïc Corbery - affamé, à bout. Christian Gonon se retrouve propulsé dans le corps de Ian, cet homme violent qui ne fait pas désirer : son ton méprisant, ses insultes racistes, non rien n'inspire confiance en cet homme. Mais Cate - Elise Lhomeau - douce, ambigüe lui trouve quelque chose, elle cherchera encore de temps à autre mais c'est bien là. Le jeu est bon, l'effet opère tout en invitant à ce questionner sur ce choix d'invisibilisation de la violence : insidieuse ou véritablement efficace ?


La mouette @Théâtre des Gémeaux, le 13 Novembre 2021

 

© Simon Gosselin

Le retour d'un metteur en scène et de son collectif bien apprécié par ici ; Cyril Teste et le collectif MxM. Toujours dans le même dispositif cinématographique, l'homme de théâtre choisit de s'attaquer à un grand classique joué et rejoué du répertoire du dramaturge russe Tcheckhov ; La mouette.

Le jeune metteur en scène des performances filmiques se concentre plus particulièrement sur la relation mère-fils. Un rapport complexe, tantôt passionné tantôt toxique et désespéré dans le texte du dramaturge russe - traduit ici par Olivier Cadiot à la demande de l'homme de théâtre - qui fait penser, en mettant l'érotisme de côté, à celui romancé par un contemporain francophone j'ai nommé Georges Bataille

Le spectacle s'ouvre sur une mise en abyme du théâtre dans le théâtre, voire une sorte d'atelier à ciel ouvert repensé sur un plateau. Pour progressivement faire pénétrer les spectateurs dans un intérieur chaleureux ou les promener au bord d'un lac. Si la scène se déroule en Russie, elle pourrait avoir lieu dans une campagne non lointaine. Les comédiens jouent avec un ensemble de panneaux blancs qui composent et reconstitue le décor. La beauté des plans sur les visages est toute retrouvée en alternant - et parfois synchronisant - les images en noir et blanc et celles en couleurs. Cette maîtrise du va-et-vient permanent entre intérieur et extérieur nous font naviguer entre l'intime et le hors champs, le plus profond, enfoui et la façade. 

Fidèle à Teste, Mathias Labelle livre une partition dramatique impeccable dans le rôle de Constantin, fils-artiste torturé. L'italienne Olivia Corsini incarne une Arkadina forte en caractère, égocentrique, sûre d'elle. Si tout le reste de la troupe (Vincent Berger, Katia Ferreira, Pierre Timaitre, Gérald Weingand et Xavier Maly) n'en est pas moins convaincant, le duo Labelle-Corsini fonctionne à merveille. On s'attachera également au jeu sensible de Liza Lapert qui campe le rôle non moins important de Nina, déchirée entre deux hommes. Cyril Teste et le collectif MxM peuvent avancer sans crainte, la performance filmique a encore de beaux jours devant elles et ils font partie de ceux qui la maîtrise. 



Les Frères Karamazov @Théâtre de l'Odéon, le 12 Novembre 2021

 

© Simon Gosselin

Programmée la saison dernière, la création du metteur en scène Sylvain Creuzevault a enfin pu être montrée au public. Après Démons et Le Grand Inquisiteur, l'artiste poursuit son odyssée dostoïevskienne et s'est attelé aux Frères Karamazov. Quelle réussite ! 

Le spectacle s'ouvre dans un décor blanc clinique. Fiodor Karamazov - ici joué par le comédien Nicolas Bouchaud - est en plein conflit avec son fils Dimitri - Vladislav Galard - sous les yeux du Starets Zossima devenu arbitre d'un jour - campé par Sava Lolov, déjà homme d'église dans la précédente création du metteur en scène -. Embrouilles régulières d'une famille explosive sur fond d'argent et de femmes. Voilà que le plus mystique des frères, Alexeï Karamazov - merveilleux Arthur Igual - se retrouve investi d'une mission pour la paix dans la famille Karamazov en allant notamment à la rencontre des femmes des vies de son frère et de son père ; Grouchenka - impeccable Servane Ducorps - et Katérina Ivanovna - confiée à Blanche Ripoche -. Sylvain Creuzevault s'attribue le rôle d'Ivan Karamazov. En direct, les musiciens Sylvaine Hélary et Antonin Rayon accompagneront la création. 

La troupe sert un spectacle plein de fougue qu'on adore chez Creuzevault et beaucoup plus fluide que sa précédente création. On rit beaucoup, on est happés par une véritable adaptation contemporaine chère au metteur en scène. Là où on s'attendait probablement du bruit et un peu de fureur, le spectacle se recentre sur le burlesque et la chaleur de jeu. Jusqu'à ce que s'ouvre la deuxième partie recentrée sur le parricide qui devient plus noire tout en retrouvant la même chaleur - bien que l'hiver se soit bien installé sur le plateau -. 


Quelque chose au côté gauche @Studio Hébertot, le 11 Novembre 2021


"On s'amuse à passer avec tous ses copains 
Des nuits blanches
Qui se penchent
Sur les petits matins

Sacha Distel
La belle vie
1964 

Ah ça la belle vie il l'a bien connue le héros de Tolstoï. Ivan Illitch a gravi tous les échelons possibles et imaginables de la réussite sociale. Le voilà président du tribunal de Saint-Pétersbourg au temps de la Russie tsariste. Un train de vie tranquille : entre soirées mondaines, parties de whist et des enfants merveilleux, Illitch n'a pas le temps de se plaindre jusqu'à ce qu'il chute bêtement - en montrant un rideau à un ouvrier -. Une faible douleur s'installe du côté gauche et grandit jour après jour. Tout autour de lui est biaisé, remis en question par sa douleur insupportable. 

Le plateau du Studio Hébertot est habillé de fauteuils drapés de blanc. Hervé Falloux est posté au centre, sur une dalle lumineuse. Le comédien est vêtu d'un long manteau à fourrure - conçu par Jean-Daniel Vuillermoz - assorti au décor. Falloux joue avec beaucoup d'humanité ce personnage qui se retrouve confronté à la maladie, qui remet en question l'existence. Le comédien offre à Ivan Illitch un cynisme redoutable mais qui, étrangement, parvient à le rendre sympathique. Ce seul en scène est un bon moment de théâtre où légèreté et gravité s'entrelacent avec une grande justesse. 

Et quand doucement vient la mort, dans un magnifique jeu de lumières - que signe Philippe Sazerat - et un poétique mouvement, Falloux s'éclipse.


La honte @Théâtre de Belleville, le 07 Novembre 2021

 

© François Louchet
"Honte : nom féminin. (francique *haunipa, de même radical que honnir) 1.  Sentiment d'abaissement, d'humiliation qui résulte d'une atteinte à l'honneur, à la dignité : Couvrir quelqu'un de honte. 2.  Sentiment d'avoir commis une action indigne de soi, ou crainte d'avoir à subir le jugement défavorable d'autrui : Rougir de honte. 3. Sentiment de gêne dû à la timidité, à la réserve naturelle, au manque d'assurance, à la crainte du ridicule, etc., qui empêche de manifester ouvertement ses réactions, sa manière de penser ou de sentir"

 Larousse.fr 

Tout commence dans un salon, une jeune fille est confortablement installée dans un grand fauteuil  lui-même posé sur un tapis blanc, un homme plus âgé s'adosse aux fenêtres côté jardin. Géraldine (Noémie Pasteger) passe la soirée chez Louis, son directeur de thèse (John Arnold) afin de discuter de son travail. Tous deux semblent entretenir une complicité que l'on qualifiera d'universitaire : un respect mutuel, un rapport de confiance, une proximité normale entre un directeur de thèse et sa doctorante en somme. L'épouse du professeur est absente - elle-même universitaire, elle est en conférence -, les échanges se poursuivent, s'éloignent progressivement du simple sujet de la thèse de Géraldine. Mais l'ambiance n'est point lourde. Confiant,  le professeur va chercher quelques verres. Une fois dans la cuisine, il se dit qu'il a beau avoir vieilli, la séduction peut fonctionner. Il en est convaincu. Ils se mettent à danser ensemble. Il dérape. Aucun voyeurisme. Noémie Pasteger s'extirpe du rôle de Géraldine, clame la didascalie de l'agression de son personnage. Fondu au noir. 

Nous voilà propulsés comme dans une espèce de salle cour, sans que la salle ne se transforme c'est un amphithéâtre qu'on devine. Quelques semaines après les faits Clémence décide de convoquer son tuteur en commission disciplinaire publique. Les spectateurs deviennent la masse étudiante. Pauline Sales incarnera une professeur - Clémence - qui prendra la défense de l'étudiante et son collègue Mathieu (Yannik Landrein) celle de son confrère. A coups d'arguments, chacun se fera son idée des faits. Le public compris. 

Le spectacle de Jean-Christophe Blondel en lui-même est très réaliste, au point qu'il pourrait se classer dans la catégorie documentaire. La sobriété du plateau invite à se concentrer sur la réflexion. Pas de parti pris pour un personnage plus que pour un autre, pas de jugement, le public est au coeur du dispositif. C'est à lui de se faire son idée et à lui seul. Les arguments se tiennent de part et d'autre. Les comédiens eux font preuve d'une grande justesse avec un humour toujours bien mesuré. 

 

 

 

 

 

 

 

Antigone à Molenbeek & Tirésias @MC93, le 07 Novembre 2021

 

Deux spectacles en un à la Maison de la Culture de la Seine Saint-Denis. Le Festival d'Automne programme le metteur en scène flamand Guy Cassiers avec sa création double Antigone à Molenbeek & Tirésias. Deux femmes, deux générations de comédiennes : Ghita Serraj pour la première pièce, Valérie Dréville pour la seconde. Les deux femmes sont accompagnées par le Quatuor Debussy.Parsemé de tables en verre et autres installations plus techniques, le plateau de la salle Oleg Efremov est investi de toutes parts. 

© Simon Gosselin

La jeune Ghita Serraj arrive au centre, ses longues boucles brunes rebondissent sur ses épaules. Elle porte une jupe à fleurs, clame son texte. Tantôt envahie par le désespoir, tantôt par la rage, la comédienne navigue entre les registres. Dans Antigone à Molenbeek, Antigone - devenue Nouria - veut enterrer son frère, terroriste kamikaze. Il n'en reste rien et la société ne veut plus avoir affaire à celui qui a commis l'impardonnable. Si quelques aléas techniques ponctuent certains passages, on pourrait y voir un parti pris du flamand : mettre en scène l'inaudible. Ghita Serraj vibre, elle est sincère dans son jeu mais les émotions sont quelque peu déformées à défaut d'être amplifiées.    

© Simon Gosselin

Dans Tirésias, Valérie Dréville donne sa voix aux mots de la poétesse Kae Tempest et bouleverse.  Elle nous envoûte par son phrasé si juste. Tour à tour enfant, homme, femme, Valérie Dréville incarne toutes les métamorphoses sans avoir à changer son corps, son regard captive. Et lorsqu'elle s'enfonce dans la forêt d'arbres métalliques, on la suit à l'écran, au plus près. 

Toutes les deux sont suivies de (très) près par le Quatuor Debussy qui apporte un supplément de dramaturgie sur fond de Chostakovitch qui prend des allures hitchcockiennes. Des moments poétiques aussi lorsque chaque membre se renvoie une note échappée d'un des violons. Et comme une balle elle est réceptionnée, retournée. Un sport d'équipe.

Antigone à Molenbeek & Tirésias s'avère une création en diptyque qui séduit malgré certains aléas techniques, qui fonctionne, qui donne la part belle aux femmes et par extension à l'humanité.

Le Nécessaire Déséquilibre des choses @Théâtre 71, le 23 Octobre 2021

 

Premier spectacle pour nous de la compagnie Les Anges au Plafond avec un spectacle tout public sur fond des Fragments amoureux d'un discours amoureux du philosophe Roland Barthes

Le Nécessaire Déséquilibre des choses est une expédition au cœur des mécanismes du sentiment amoureux. Et cette expédition est au sens premier, les deux protagonistes - L'un et L'autre - sont envoyés en mission dans le corps humain. C'est à eux de revenir avec toute une série de prélèvements pour expliquer ce sentiment bien complexe. Accompagné d'un quatuor de musiciens, le duo Camille Trouvé et Jonas Coutancier convient les spectateurs à un grand moment de poésie visuelle particulièrement réussi avec le bon dosage de légèreté pour embarquer le plus grand nombre. 

Le grand espace scénique accueille beaucoup d'éléments créatifs sans pour autant être surchargé et sans perdre le fil de la narration qui est parsemée de nombreuses péripéties. Tout débute dans le noir complet, les parois de polystyrène s'effondrent au profit de formes très lumineuses, chaleureuses qui progressivement nous éclairent. Le Nécessaire Déséquilibre des choses est un spectacle sur lequel on mise plus sur son esthétique que sur son fond textuel etout n gardant à l'esprit que le texte qui l'a inspiré n'est en rien théâtral. 

© Vincent Muteau




Morphine @Théâtre de Belleville, le 17 Octobre 2021

 

Here I lie in my hospital bed

Tell me, Sister Morphine, when are you coming round again?

Oh, I don't think I can wait that long 

Oh, you see that I'm not that strong

Sister Morphine, The Rolling Stones, 1971

© Lionel Moogin

Morphine ou la descente aux enfers d'un jeune médecin de campagne. La metteuse en scène Mariana Lézin choisit de monter deux textes de l'auteur russe Mikhaïl Boulgakov parus respectivement en 1925 pour Carnets d'un jeune médecin et en 1927 pour Morphine. A prime abord un exercice complexe que d'adapter un journal intime au théâtre, c'est Adèle Chaniolleau qui se chargera avec brio de la dramaturgie en jouant sur l'alliance de l'humour très présent dans les textes et de la noirceur tout en en mettant plein la vue puisque nous sommes dans la sphère théâtrale. 

Tout fraîchement diplômé, Bomgard est un jeune médecin est envoyé dans un hôpital de campagne au fin fond de la Russie. Il y découvre des patients ravagés à qui on ne trouve nulle autre alternative que des opérations sanguinolentes. Et face à des conditions - matérielles, financières et sanitaires - fortement déplorables, le médecin se laisse à son tour attaquer par la morphine. Il en devient accro. 

Quand on arrive dans la salle, c'est le blanc clinique qui accueille le public. Un lit d'hôpital au centre. Très vite, les plus courageux des spectateurs se mettront au premier rang au risque de se prendre quelques saucées de fluides très présents pendant ce spectacle. Deux comédiens : Paul Tilmont et Brice Cousin. Libre à chacun de les voir comme deux personnages distincts. Pour notre part, nous les percevons comme les deux facettes du même médecin façon Dr Jekyll Mister Hyde.

On se retrouve dans un spectacle qui fonctionne - tel le produit - crescendo et c'est dans sa montée en puissance qu'il s'avère particulièrement efficace. Si les fluides colorés peuvent faire doucement sourire au début, c'est la noirceur finale qui nous pénètre. Brice Cousin nous livre une prestation proche du clown convaincante. De son côté, Paul Tilmont nous déstabilise par son jeu grinçant. Il n'est pas étonnant de trouver dans les influences de la jeune metteuse en scène les films Requiem for a dream et Trainspotting. On se souvient puissamment des délires des protagonistes, les regards et existences en perdition, ici transposés brillamment au plateau. 

De la sexualité des orchidées @104, le 16 Octobre 2021

 

Il en va de conférences qui se théâtralisent bien qu'on finit par les appeler les conférences gesticulées. Sofia Teillet s'est lancée. De son aversion pour les orchidées est née une recherche de longue durée.  C'est aujourd'hui qu'elle est publiquement partagée telle une soutenance. La conférence s'intitule "De la sexualité des orchidées". Ce qui pourrait sonner comme une thèse un brin loufoque s'avère une conférence, certes décalée, mais follement riche. 

La jeune femme est postée - voire plantée - sur son bureau côté jardin. Elle se lèvera, s'animera devant sa projection et son paperboard côté cour. Avec un fond de discours très scientifique mais totalement vulgarisé, Sofia Teillet nous ramène, dans une sorte de première partie, à nos bons vieux cours de Sciences de la vie de la Terre niveau collège, le tout avec un savant dosage d'humour. Tout au long de son spectacle, la comédienne joint adroitement le geste à la parole et c'est plus que savoureux. Progressivement, la comédienne glisse doucement sur la reproduction de l'humain qu'elle a dès le début placé à égalité avec la plante. L'artiste signe un exercice mixte très réussi, franchement brillant, drôlement éducatif. 


Words and Music @Théâtre de l'Athénée, le 08 Octobre 2021

 

Jacques Osinski. Samuel Beckett. Une relation durable, immuable, imperturbable. Ajoutons ici un dernier ingrédient savoureux : l'orchestre Le Balcon. Vous obtiendrez Words and Music à l'Athénée.

Voilà que le public est plongé dans l'obscurité, comme dans une caverne. Les robots-automates percussionnistes sont disséminés sur le plateau - et un peu en salle - mais ne le charge pas. Une servante au milieu qui reste allumée pendant toute la durée de la représentation tient compagnie au reste. La silhouette de Johan Leysen apparait progressivement. Il est suivi par Jean-Claude Fryssung et sa lourde masse à la main. Les deux comédiens initient une tentative d'échange. Fryssung grommèle les thèmes : l'amour, la vieillesse et le visage. Comme toujours chez l'auteur irlandais, les personnages passent par des difficultés pour s'exprimer, communiquer entre eux. Le personnage de Leysen tourne en boucle - ce qui n'est pas sans rappeler Clov dans Fin de partie qui lance à Hamm "J’emploie les mots que tu m’as appris, s’ils ne veulent plus rien dire, apprends-m’en d’autres. (...)" -. 

Le Balcon s'invite comme un troisième personnage qui trouve sa voix essentiellement dans les cuivres. Silences, cuivres et tintements légers dans des cloches de verre, Words and Music revisité par Jacques Osinski et la création sonore du colombien Pedro Garcia-Velasquez pour Le Balcon est un spectacle complet qui invite l'imagination à se promener dans un tableau tout en clair obscur raffiné. 

© Pierre Grosbois


Das Weinen @Théâtre Nanterre-Amandiers, le 07 Octobre 2021

 

Petit bijou d'absurde que Das Weinen. Le metteur en scène suisse Christoph Marthaler installe sa pharmacie fantastique aux Amandiers de Nanterre. Les hautes étagères occupent le plateau, toutes bien achalandées, aucune boîte ne dépasse et chacun des meubles se veut dédié à une partie du corps. 

Cinq pharmaciennes coexistent dans cette pharmacie en apparence ordinaire. Elles appartiennent à des générations différentes et s'activent ensemble avec la même énergie, s'échangent des répliques sans grand sens profond. Et c'est bien ce prisme de l'absurde qui prime et qui fait de Das Weinen une pépite dans le genre. Dialogues de sourds, humour de répétition et de situation, toute la magie opère. On pense notamment au caprice de la fontaine à eau. Et si parfois on fait face à un patient machine qui débite une phrase jusqu'à totalement dérayer, de grands moments de musique classique - et de toute beauté - avec Lacrimosa de Mozart.

Alors, non, il ne faut pas chercher de suite logique entre les séquences qui ne peuvent être considérées comme des actes mais savourer une vraie succession de saynètes aussi insolites les unes que les autres. Tout en manipulant son public avec l'enfilade de fausses fins de la vraie pièce. Et quand arrive la "vraie" fin, un bon bol de rire l'emporte. 

© Gina Folly


 

 

Dans la foule @Théâtre Paris Villette, le 24 Septembre 2021

 

© Marc Ginot

Présenté dans le cadre de la 8ème édition du festival SPOT du Théâtre Paris Villette, Dans la foule est une adaptation du roman homonyme de Laurent Mauvignier, lui-même inspiré du tragique drame du Heysel survenu en Belgique dans les années 1980. 

Le spectacle s'ouvre sur le thème de la Ligue des champions, des images de stade mêlées à un texte - le roman ? - sont projetées sur l'écran presque translucide qui laisse visualiser la succession de témoins victimes du drame dans leurs langues respectives. Belges, Français, Anglais ou encore Italiens, les nationalités se croisent et se rejoignent dans la douleur. Ils ne dialogueront que peu ensemble. Comme des fantômes, si tôt le monologue de l'un d'eux terminé, disparition en fondu au noir, apparition d'un nouveau. Une fois l'écran levé, une immense cage de but apparait sur le plateau. Les quatre protagonistes s'y retrouvent écrasés - dans ces moments c'est une caméra qui fixe les visages avec des gros plans terrifiants plongés dans l'obscurité -, s'y suspendent et parfois, la cage offre un moment suspendu plein de poésie : ils semblent nager dans le filet.

Respectant fidèlement la fresque polyphonique du romancier, Julien Bouffier s'est rapproché d'Hélène Cathala pour proposer un spectacle qui fait alterner le théâtre et la danse. La chorégraphie des corps permet d'accentuer la dramaturgie tout en la recouvrant de grâce - mention particulière pour le duo pour la scène de la nuit à l'hôtel -. Sans avoir à recréer la foule, la création du duo Julien Bouffier - Laurent Rojol mêle archives et images du plateau pour mieux entraîner le public dans l'effroi. Les comédiens livrent tous une prestation d'une grande justesse et de belles émotions au rendez-vous. 


Un vivant qui passe (lecture de Sami Frey) @Théâtre de l'Atelier, le 17 Septembre 2021

 

Curieuse matière théâtrale qu'Un vivant qui passe. Un vivant qui passe n'est pas un texte de théâtre, non. C'est avant tout le film de Claude Lanzmann de 1997 qui "met en scène" son réalisateur et Maurice Rossel, délégué du Comité international de la Croix-Rouge, qui, en 1944, s'est rendu à Theresienstadt, camp modèle pour les nazis. Entre l'évocation de la banalité du mal et la force du témoignage, l'échange semble presque irréel de par le phrasé déconcertant de l'ancien délégué.  

Alors qu'en fond sonore, les rails crissent, l'acteur de la Nouvelle Vague Sami Frey fait son entrée, il s'installe à son bureau, éclairé par une petite lampe. Il fait face au public. Le jeu de l'acteur repose essentiellement sur les alternances de tons des deux protagonistes de l'entretien sans grands effets. Frey du fait de son histoire, son passé familial, teinte un peu le phrasé. Le temps d'une heure, il a livré, déroulé l'Histoire sans tirer les larmes aux spectateurs. Le rideau - de fer - tombe lentement en laissant échapper quelques crissements qui feront écho aux bruits des rails entendus en ouverture, quant à l'homme de théâtre, lui, se tient droit, digne. Le public applaudit, l'émotion surgit. 




Illusions perdues @Théâtre de la Bastille, le 13 Septembre 2021

 

© Simon Gosselin

Présentée la saison dernière pour une seule et unique représentation - pour cause de crise sanitaire -, Pauline Bayle et sa troupe ont pu retrouver les planches de la grande salle du théâtre de la Bastille. 

L'oeuvre de Balzac au théâtre. Exercice complexe tant l'oeuvre invoque de nombreux personnages - bien qu'on pourrait en dire autant du travail d'un certain russe dénommé Dostoïevski -, tant l'intrigue est dense. Pauline Bayle habituée à l'exercice, y est parvenue en faisant intervenir seulement 5 comédiens : trois actrices, deux acteurs. Tout en faisant le choix de se concentrer sur Un grand homme de province à Paris; la montée en puissance du héros Lucien de Rubempré (né Chardon) jusqu'à sa chute fatale. 

Plateau quadri-frontal, très vite il fera office d'arène, de ring sur lequel est parsemé de la craie. Les comédiens sont présents dans le public. Le spectacle s'ouvre sur les premiers pas de Lucien de Rubempré - ici joué par l'admirable Jenna Thiam - lors d'une lecture public à Angoulême. On assiste à son arrivée parisienne aux côtés de sa protectrice Madame de Bargeton - Hélène Chevallier -.

Bien qu'il y ait peu de costumes et une totale absence d'éléments de décor, l'imaginaire de l'univers balzacien est parfaitement recréé. Tour à tour, les comédiens changent de personnage et à chaque fois, les spectateurs s'y retrouvent. Seule Jenna Thiam ne porte sur ses épaules Lucien, en le faisant passer de l'innocence à la cruauté sans afficher de complexité. Dans un rythme particulièrement soutenu, les cinq comédiens - Charlotte Van Bervesselès, Hélène Chevallier, Guillaume Compiano, Alex Fondja, Jenna ThiamViktoria Kozlova en alternance avec Pauline Bayle - nous entraînent dans la fresque balzacienne avec fougue. Les répliques fusent, les corps s'animent. On fera une mention particulière à la scène d'adoubement - le sacre serait-on tentés de dire - de Lucien qui se transforme en une espèce de danse tribale de toute beauté à en faire frémir le public. Les talons claquent sur le bois des planches où la craie remuée se transforme en fine brume. 




Point Cardinal @Théâtre de Belleville, le 12 Septembre 2021

 


Point cardinal : en géographie et en astronomie, point de l'horizon servant à se diriger, s'orienter.
Point Cardinal, roman de Léonor de Récondo.

© Pauline Le Goff 


Le plateau est plongé dans l'obscurité. Une barre de néon rose borde le fond, juste au-dessus de laquelle une paire de jambes ondule sur de hauts talons noirs sur fond de musique électro aux allures de battements de coeur. En un rien de temps, la scène s'éclaire et apparait le comédien Sébastien Desjours vêtu de son sweat à capuche. Il incarne tour à tour Laurent et Lauren. Une seule et même personne. Père de deux beaux ados, marié à une femme aimante, bien dans sa vie professionnelle, moins dans son identité de genre. "Mon corps est un compromis" affirme Lauren. 

Point Cardinal est un spectacle qui se vit comme une plongée dans l'intime conviction d'une femme coincée dans un corps d'homme qui progressivement se doit d'en sortir. C'est tendre, délicat jamais voyeuriste. Dans un décor minimaliste, Sébastien Desjours installe un jeu équilibré, profondément sincère avec quelques touches humoristiques sans pour autant le faire basculer dans le registre caricatural. Le choix du seul en scène pour mieux montrer la solitude face à l'incompréhension des proches, de l'altérité ? Un pari qui fonctionne. Et Lauren s'interroge souvent dans les mots de Melody Gardot ; Who will comfort me ? Le spectateur pour sûr. 


  


Salem @Théâtre de Belleville, le 05 Septembre 2021

 


© Avril Dunoyer

Il nous avait déjà marqué avec son adaptation de Solaris, Rémi Prin et sa compagnie Le Tambour des Limbes réinvestissent le théâtre de Belleville pour présenter leur toute dernière création collective Salem. Insistons sur cette notion de création collective si chère au metteur en scène qui choisit d'écrire - tout en s'inspirant librement du texte d'Arthur Miller - l'intégralité de sa pièce en étroite collaboration avec ses comédiennes pour installer le point de vue des accusées. En source d'inspiration le collectif s'empare également d'autres faits divers : l'épidémie dansante de Strasbourg de 1518, l'hystérie collective des religieuses de Loudun en 1630, le massacre collectif d'Hautefaye de 1870 pour dépasser la simple fiction. Salem devient un village entre forêt et montagne comme il en existe tant en France, l'action n'est pas datée laissant imaginer un fait divers inscrit dans une véritable proximité spatio-temporelle.

Lorsque les spectateurs entrent dans la salle, le plateau est plongé dans l'obscurité. La fumée s'échappe. Le metteur en scène veut jouer avec ce qui n'est pas visible pour le spectateur. Relèguant les villageois au second plan, le metteur en scène les fait apparaître par le biais sonore - des bruits bien étranges qui se rapprochent plus des borborygmes que des voix humaines - et pourtant on les sent bien présents. La création sonore que signe Léo Grise fonctionne à merveille, elle embarque dans un univers proche de celui de Carpenter.

Toujours très cinématographique, la création lumière de Rémi Prin repose sur une maîtrise du clair obscur qui resserre l'espace et embarque les spectateurs dans ce huis clos terrible qui n'est plus uniquement un enfermement dans l'espace physique mais également mental. Ce qui rend le spectacle particulièrement intense et brillant. Le tout est porté par quatre comédiennes fantastiques : Flora Bourne-Chastel, Elise d'Hautefeuille, Rose Raulin et Louise Robert