Akila, le tissu d'Antigone @Théâtre - Cinéma de Choisy-le-Roi, le 30 Novembre 2022

© Caroline Ablain

Le mythe d'Antigone ne cesse d'attirer les curiosités et enthousiasmer les metteurs en scène. La dramaturge Marine Bachelot Nguyen fait partie de ceux-là. Inspirée par le personnage titre de Sophocle, elle renomme la protagoniste Akila et la propulse dans une France secouée par les attentats terroristes. 

Les spectateurs assistent à une minute de silence dans un lycée francilien suite à une attentat perpétré aux abords du Trocadéro. C'est à ce moment qu'Akila (Nikita Faulon) - dont le frère fait partie des auteurs de cette barbarie - provoque la stupeur en recouvrant ses cheveux d'un voile blanc. Elle suscite l'indignation, l'incompréhension de ses camarades et professeurs. Le proviseur ne perd pas de temps, la convoque et lui rappelle l'interdiction de porter le voile à l'école au nom de la sacro-sainte laïcité. La jeune fille ne se laisse pas impressionner et entre en résistance. Elle va jusqu'à se rendre à l'enterrement de son frère, s'opposant à l'avis de sa famille, toujours les cheveux couverts. 

Tout le spectacle met en avant toutes les questions qui peuvent être soulevées par la loi de 2004 - Les signes et tenues qui sont interdits sont ceux dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse tels que le voile islamique, quel que soit le nom qu'on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive. - qui, selon son auteur, s'inscrit dans le prolongement de la loi de 1905. Et c'est là que brille l'écriture de Marine Bachelot Nguyen. L'auteur ne s'enferme dans aucune école de pensée et met en lumière avec pertinence les paradoxes et ambiguïtés autour de ce texte de loi. Mais pas seulement, elle questionne les chemins qui mènent au terrorisme, elle met en perspective les éléments et invite le spectateur à se faire son idée. Elle glisse quelques allusions aux bavures policières et exclusions que notre société contemporaine entretient. 

Dans une écriture fine, rythmée et actuelle, Marine Bachelot Nguyen conduit sa troupe dans un tourbillon de questions on ne peut plus judicieuses. Si la pièce n'est pas écrite en priorité à destination d'un jeune public, elle fonctionne très bien pour capter et retenir son attention - on pense notamment au choeur qu'elle revisite avec brio sur fond de rap pensé par Raphaël Otchakowsky -. Elle s'entoure de comédiens talentueux issus d'horizons différents - Mouna Belghali, Hiba El Aflahi, Nikita Faulon, Damien Gabriac, Thomas Germaine, Arnold Mensah et Raphaël Otchakowsky - qui nous embarque dans leur histoire sans impair. On salue également l'ingéniosité du dispositif scénique conçu à partir de trois modules mobiles dont le central qui joue sur la distance et différents rapports de force entre les personnages. 

Boudoir @Centre Pompidou, le 25 Novembre 2022

Boudoir : nom masculin. 
1. Petit salon élégant, qui était à l'usage exclusif des femmes (remonte à l'époque Régence) 
2. Petit biscuit allongé, saupoudré de sucre

Larousse
© Allan Thiebault

Dès l'instant où la programmation du Festival d'Automne a annoncé une nouvelle création de Steven Cohen, il m'aura à peine fallu quelques secondes pour repenser à Put your heart under your feet...and walk et son intensité. Ni une, ni deux, je prends ma place. Le souvenir de la dernière création du sud-africain est très fort, en plus d'entretenir le souvenir, je vais m'en créer un nouveau dans l'épaisseur de la nuit froide.

Séquencée en deux parties, la nouvelle performance s'intitule Boudoir. La première partie est une expérience cinématographique durant laquelle les spectateurs sont équipés individuellement d'un casque audio pour avoir la musique au plus près d'eux. Manque de chance, le mien ne fonctionnera pas, je vivrais les images puissantes qui s'animent sous mes yeux : Steven Cohen dans un atelier de taxidermiste, dans un cimetière juif où est enterrée sa mère, dans le camp de concentration Natzweiler-Struthof et jusqu'au plus dramatique ; un four crématoire. C'est dans ce dernier il effectuera quelques mouvements avant de s'immoler. "My taboos are not yours" (mes tabous ne sont pas les vôtres) disait-il dans sa précédente performance. C'est cette image qui restera déchirante. Tantôt des rouleaux de thorah que slogan "Arbeit macht frei" comme couronne, Steven Cohen n'a plus peur de rien. 

Pour la seconde partie, les spectateurs pénètrent dans le dit boudoir. Animaux naturalisés, thorah, étoiles de David, Menorah, portraits d'Hitler et autres curiosités peuplent l'espace. Le performer vient à leur rencontre en étant à nouveau perché sur d'improbables chaussures dont il a le secret de la conception. Cette fois-ci, les globes terrestres font office de plateformes. Plongés dans l'obscurité, les spectateurs le voient chercher l'équilibre. Sa coiffe phosphorescente vient éclairer le chemin. 

Il ne prononcera pas un mot, seuls des petits bruits s'échappent de sa bouche maquillée comme à l'accoutumée, son regard profond aux papillons strassés vous transperce et suffit à communiquer avec vous. C'est avec la même élégance et intensité que l'artiste nous chahute à nouveau dans un univers "macabronirique" qui lui est propre. 


Je dédie ce billet à la spectatrice qui s'est échappée bruyamment "Putain ! Mais quelle daube."


Prenez garde à son petit couteau @Monfort Théâtre, le 24 Novembre 2022


Lorenzaccio des années 2020 vu et corrigé par la Compagnie l'Heure avant l'aube. Si de Musset l'a pensé comme un drame, le collectif en a fait une satire bougrement mordante à mi-chemin entre la parodie des soap-operas et le théâtre de boulevard dans ce qu'il a de plus caricatural. Si le décor se voulait au cœur de la Renaissance, c'est au nom du parti du même nom qu'il faudra se référer. 

Le spectacle s'ouvre sur le jeune directeur de cabinet et lanceur d'alerte Laurent Laxçio - impeccable Matthieu Poulet - en marcel/caleçon, la corde au cou sur un bureau. Il veut en finir. Sa carrière au ministère de l'Economie le dépasse. Son suicide se verra interrompu par Alexandre Le Duc - campé par un Christophe Paou en grande forme -, le dit Ministre. Tous deux semblent sortis d'une soirée bien arrosée. Les voilà qui déblatèrent sur le dos de la conseillère communication Kris Marquise - incarnée par la chouette Céline Fuhrer - qui ne manquera pas de les rejoindre en trombe. Tout apprêté c'est Jean-Louis Cardinal - admirable Jean-Luc Vincent - qui rejoint la bande. 

Sans rentrer dans le burlesque de l'intégralité des scènes, on pense très fort au film Oranges sanguines sorti en 2021 qui mettait également en scène le duo Paou/Furher. A coups de répliques et gestuelles explosives, le collectif dynamite le Gouvernement et le monde politique plus largement  - toute ressemblance avec la réalité serait très très peu fortuite -. Manipulation, corruption, trahison, ambition tout y passe et vole irrévérencieusement en éclats, dénoncés avec brio. Si le traitement est franchement drôle, on grince des dents en mettant la réalité en arrière pensée. Le collectif signe un spectacle délicieusement décapant. 

Le Consentement @Espace Cardin - Théâtre de la Ville, le 21 Novembre 2022

© Christophe Raynaud de Lage

Tambour, rythme le combat de V. ! 

Sébastien Davis choisit Ludivine Sagnier pour donner corps aux mots du roman autobiographique de l'écrivaine Vanessa Springora qui avait fait sensation en 2020. Pour rythmer ses maux, elle sera accompagnée du musicien Pierre Belleville

C'est vêtue d'un jogging gris et d'un débardeur à la couleur saumon que Ludivine Sagnier accueille le public. En fond sonore, comme des pensées bourdonnantes, les questionnements de Springora envahissent les oreilles des spectateurs. Dans un décor fait d'un lit, une toison translucide et d'une table à laquelle viendra s'asseoir la comédienne, Ludivine Sagnier traverse tous les âges de la protagoniste. 

Tout y est distillé comme dans le récit originel. Toutes ses jeunes années jusqu'au moment de la rencontre avec celui qui fera l'objet de sa souffrance de jeune adulte et celles marquées par la toxicité de la relation s'installant, où sa fragilité est mise à rude épreuve. 

Dans des moments chorégraphiés, Ludivine Sagnier court, donne l'impression de se battre comme dans un combat de boxe où l'adversaire est invisible. L'actrice porte les mots le plus justement possible. Derrière la toison de fond de plateau, elle exprime la douleur profonde de V., c'est ici qu'elle y trouve la possibilité d'être plus transparente, qu'elle parvient à mettre les mots sur la souffrance. 

Les mots claquent, l'aveuglement de son entourage - que Ludivine Sagnier porte également au plateau - est foudroyant. Le spectacle percute dans une sobriété qui fait mouche. Exception sur une scène délicate dans laquelle la comédienne se livre à son prédateur dans une forme de rituel. Si le public imagine parfaitement l'action, la "sacralisation" illustrée peut embarrasser. Un spectacle qui rappelle la nécessité du témoignage pour construire et faire grandir le monde. 

Follow @Théâtre du Gouvernail, le 20 Novembre 2022

© Les Sentiments Alternés

Alors que le réseau social Twitter est dans la tourmente depuis le rachat et l'arrivée d'Elon Musk, la jeune compagnie des Sentiments Alternés s'inscrit dans un futur pas si loin de notre présent. Très inspiré du programme dystopique britannique Black Mirror qui imagine une existence marquée par le "crédit social". 

2030. Les réseaux sociaux sont plus que jamais omniprésents dans les vies. Le couple Jean et Dina sont dans les ultimes préparatifs du vernissage de l'exposition de Jean. Dina, influenceuse reconnue se charge d'attirer ses followers dans les murs du bar de leur amie Gabrielle. C'était sans compter sur l'irruption de son ex, Adèle. Le vernissage prend une toute autre tournure... 

Follow est un spectacle résolument contemporain tant dans son approche scénique que dans les thèmes abordés on ne peut plus ancrés dans l'époque. Bien rythmé et assuré dans un jeu qui est mesuré, le quatuor de comédiens parvient à manier humour et suspens tout du long. Malgré quelques petites fragilités dans la dramaturgie, on salue le travail d'écriture de la metteur en scène Charlotte Bottemanne et de son binôme David Reboah

Jouant avec les apparitions d'avatars masqués, le quatuor évolue dans un espace à mi-chemin entre le réel et ce qui pourrait s'apparenter à un metaverse. Une fois encore, la fiction n'est pas si éloignée de la réalité. Le tout dans un décor minimaliste composé d'un écran au décompte effrayant et des différentes structures faites de cubes en mousse pour reconstituer des pixels sur un QR code grandeur nature. 

Adulescents, ce spectacle est fait pour vous ! 

Isabelle @Monfort Théâtre, le 18 Novembre 2022

© Compagnie Oh ! Oui...

Les histoires de famille ont toutes leurs saveurs. Celle de Joachim Latarjet a été marquée par Isabelle, sa tante. Si Isabelle n'a pas de handicap moteur, elle souffre mentalement. Ca se manifeste par des crises répétées - dans une très aigüe, elle a manqué de fendre sa mère en deux avec une hache -, un décalage par rapport à ceux qui l'entoure. La famille n'a rien d'exceptionnel, elle est même ordinaire : un père - Christophe Paou - chirurgien à l'hôpital public, qui donne quelques cours à la fac de médecine, une mère - Françoise Gazio - au foyer pour le moins aimante de ses cinq enfants parmi lesquels Paul - Emmanuel Patte - qui leur rend visite tous les week-ends avec sa compagne -  Eleni Apostoulopoulou -. Tout ce petit monde a un intérêt marqué pour la musique : le paternel aurait pu se lancer dans une carrière de pianiste professionnel, la mère est une excellente violoniste et le jeune fils touche à tout, comme l'un de ses frères campé par le metteur en scène lui-même. 

Si la vie d'Isabelle  - Alexandra Fleischer - se limite à deux espaces : le centre pour handicapés et le domicile familial, la grande majorité des scènes se déroule auprès de ses proches. Seul le papier peint projeté laisse imaginer les différentes pièces dont la chambre d'Isabelle et les échappées mentales de cette dernière. 

On se laisse transporter dans ce spectacle qui mêle le théâtre joué et morceaux chantés. C'est d'ailleurs dans les moments chantés qu'Alexandra Fleischer incarne toute la folie douce d'Isabelle. Des espèces de bulles fantaisies dans lesquelles Isabelle semble trouver refuge. Ce qui fait toute la force du spectacle c'est sans doute la justesse du propos et la tendresse qu'a su donner Joachim Latarjet en révélant une partie de sa famille sans fard ni grands artifices. 


  


Racine carrée du verbe être @Théâtre national de la Colline, le 13 Novembre 2022

© Simon Gosselin

L'homme n'est-il pas une équation mathématique complexe aux innombrables inconnus ? Avec Racine carrée du verbe être, le dramaturge Wajdi Mouawad donne une piste fleuve qui pourrait s'apparenter à un théorème qui rappelle celui de Pythagore mais qui imbrique le calcul des probabilités. La racine - avant d'être carrée - ici c'est l'histoire personnelle de l'auteur qui tient en trois mots : Liban, guerre et exil. Pas moins de six heures de spectacle pour cinq chemins de vie ; chauffeur de taxi parisien, condamné à mort qui attend son exécution, plasticien homosexuel, neurochirurgien égoïste père de famille amateur de jeunes prostituées ou encore vendeur de jeans dont la boutique a subi l'explosion du 4 août 2020, Mouawad s'imagine des destinées variées avec chacune une trajectoire bien marquée. 

Le spectacle devient un gigantesque puzzle où les pièces s'imbriquent pendant une durée fictive d'une semaine. Chaque scène est parfaitement mesurée tant dans le temps que dans le propos animé par un fil rouge : l'horreur qui peut faire naître la beauté. L'interdépendance entre le bien et le mal. Non loin de là, la quête éternelle du  - pas nécessairement divin - pardon. 

Si la première partie peut être difficile à appréhender, la deuxième et la troisième tiennent en haleine notamment de par leurs rythmes mais pour le fond du propos plus ancré dans les thématiques fortes et on ne peut plus actuelles - en passant par quelques clins d'œil très personnels -. Philosophie et mathématiques deviennent très amis - après tout, bon nombre de philosophes sont passés par la science dure avant de basculer dans la science humaine dite molle... -. 

Matheux ou pas, il faut voir ce spectacle. S'il est possible de voir la fresque en plusieurs fois, on recommandera l'intégrale pour ne pas perdre le fil de cette fabuleuse aventure humaine. La démonstration mathématique fonctionne à merveille, aucune inégalité dans le jeu des comédiens : c'est mission accomplie pour le directeur de la Colline ! Textuellement, on salue le remarquable monologue de Wyo habité par Jérémie Galiana

Liebestod @Théâtre de l'Odéon, le 12 Novembre 2022

© Christophe Raynaud de Lage

Avignon 2021, l'espagnole Angélica Liddell faisait déjà sensation à l'Opéra Confluence. Quelques mois plus tard, elle investit l'Odéon. La grande salle de l'Odéon se transforme le temps de quelques soirs en ruedo ocre aux talenquères et burladero assortis. Dès les premières minutes, on assiste à une succession de deux tableaux muets - dont un avec un homme traîné par des chats - avant de voir le spectacle s'ouvrir sur un dernier tableau où l'artiste espagnole assise, se livre à ce qui pourrait s'apparenter à des ablutions sanguinolentes sur fond d'Asingara des soeurs Las Grecas tout en s'offrant de généreux verres de vin rouge.

Prêtresse ténébreuse, Angélica Liddell offre un jeu qui mêle l'amour, la mort et le sang. Violence et beauté métaphysique, cynisme et révolte, Liddell exprime sa douleur, sa colère dans une performance totale. Le temps d'une logorrhée, elle s'étend sur le rapport de son public à son travail et par extension à sa personne. Elle s'en prend aussi bien aux actrices qu'à ses spectateurs - qu 'elle estime être composé de "femmes et de pédés" -. Si la provocation fonctionne quelques minutes, elle peut agacer sur la longueur. Mais très vite c'est la poésie du jeune prodige Rimbaud, le pessimisme amer de Cioran et la pensée d'Artaud qui succèdent. 

En fond non loin d'ici, le torero Juan Belmonte rôde tel un esprit double de l'artiste. C'est d'ailleurs sa formule "L'odeur du sang ne me quitte pas des yeux" qui fera office de sous-titre du spectacle. Plus tard, la maîtresse de cette cérémonie obscure fera face à un taureau grandeur nature. Le rapport qu'ils entretiennent contient quelque chose de l'ordre du charnel. Le rite s'achève sur une danse heureuse en duo.

Liebestod est une création aux accents romantiques - spiritualité et mélancolie en fils rouge sang - poignante, bouleversante tant elle remue des mécanismes de la douleur intérieure. 

Combat de nègre et de chiens @Théâtre de la Bastille, le 08 Novembre 2022

© Gilles Le Mao

C'est sur un chantier en trifrontal qu'entrent les spectateurs. Un échafaudage placé derrière une certaine travée, un baraquement, une table au-dessus de laquelle un ventilo fait tourner ses pales, un arbre en fleurs et un tuyau peuplent le plateau ensablé du théâtre de la Bastille. Bernard-Marie Koltès lui-même disait qu'il "voit un peu le plateau du théâtre comme un lieu provisoire, que les personnages ne cessent d’envisager de quitter. C’est comme le lieu où se poserait le problème : ceci n’est pas la vraie vie, comment faire pour s’échapper d’ici." Et en effet, les allers-retours des personnages sont fréquents. Fuir ses responsabilités, fuir le pays... Dans Combat de nègre et de chiens, la fuite est la seule issue à la vie,  à tout. Le public fait office de gardiens, sentinelles immobiles.

Quelque part en Afrique de l'Ouest, Alboury (Denis Mpunga) s'introduit sur le campement des blancs pour réclamer le corps de son frère décédé sur le chantier géré par ses voisins. Horn (Pierre-Stefan Montagnier) lui assure qu'il fera le nécessaire pour lui remettre. Mais la vérité sur le prétendu accident est bien plus obscure, plus sordide. Horn doit maîtriser Cal (Thibault Perrenoud), le seul (ir)responsable de cette triste affaire. Ce duo complote, s'épuise au jeu, s'enivre en oubliant presque la douce Léone (Chloé Chevalier) qui a quitté la France pour Horn. Ce dernier envisage de se marier avec elle mais la néglige le temps de ses multiples confrontations, tentatives de négociation.

Le collectif Kobal’t s'empare de la pièce de Koltès avec brio dans une mise en scène habitée par une tension crescendo signée Mathieu Boisliveau. Le plateau devient cette zone de combat où les confrontations incomprises s'enchaînent sans faux pas. Le trio masculin porte toute la puissance de la langue koltèsienne pendant que Chloé Chevalier incarne avec une grande justesse la fragilité, la naïveté de Léone.


Et pourtant j'aimerais bien te comprendre @Maison de la Culture du Japon, le 05 Novembre 2022

© Kengo Kawatsura

A peine entrés dans la salle de spectacle, les spectateurs sont accueillis par deux femmes de maison aux cheveux tressés et dressés comme une antenne. Le plateau fait penser à un spectacle de boulevard, un salon au décorum banal comme il en existe tant de l'autre côté de l'archipel. 

Un couple discute d'un peu tout et beaucoup de rien, les échanges tournent en rond et manquent cruellement de profondeur. Lui lambine sur une espèce de fatboy, elle est assise à table. Vient le moment où elle se décide à vouloir annoncer qu'elle est enceinte. Le fond du "problème" c'est qu'elle n'arrive pas à s'en réjouir. Et toute la réflexion féministe se met en branle grâce à la présence d'une tierce personne, une amie de la jeune maman en devenir.

Les apparences sont faites pour être trompées. Et la metteuse en scène tokyoïte Yuri Yamada les fait voler en un coup d'œil. Elle en profite pour remettre en question la société japonaise et les lourdes injonctions qui pèsent sur la gente féminine - l'auteure rappelle que dans un rapport du Forum économique mondial sur les inégalités hommes-femmes de 2021, le Japon est 120ème sur 153 -. Les convictions fortes sont présentes tout en laissant la juste place à la contradiction. Et c'est en basculant avec pertinence dans le registre du fantastique que la magie opère. Et pourtant j'aimerai bien te comprendre laisse imaginer une simple quête d'empathie. La dramaturge pousse jusqu'à créer de toute pièce l'empathie et ce, avec intelligence et succès. La troupe formée par Minami Ohba, Masayuki Yamamoto, Mayu Sakuma, Konomi Otake et Sachiko Aoyama porte un spectacle très fin, brillant dans son questionnement et efficace. 


Fanatasmagoria @Centre Pompidou, le 03 Novembre 2022

© Martin Argyroglo

"Les fantômes n'ont pas grand-chose à voir avec les morts. Ils ont plutôt à voir avec ce qu'il y a de mort en nous. A voir avec le passé qui nous habite." faisait dire Olivier Assayas à son protagoniste René Vidal dans sa série Irma Vep.  

Bienvenue dans la fantasmagorie du XXIème siècle ! Sans pour autant entrer dans l'ère du "numérique contemporain" comme le metteur en scène Philippe Quesne le précisait au quotidien Le Monde. Nul besoin de guide, tout l'intérêt de cette pièce sans acteur consiste à se laisser porter par l'esthétique. Une dizaine de pianos en ruine habitent le plateau, deux sont même suspendus. Ils s'expriment tantôt en musique tantôt en questions poético-philosophiques. Ce sont des esprits aux allures de squelettes projetés qui viendront leur tenir compagnie en les survolant sans nécessairement jouer avec eux au sens premier. 

A l'aide d'effets minimalistes, Quesne invite les spectateurs à une ronde mélancolique qui envoûte dès les premières notes de Pierre Desprats dans ce cimetière bien particulier. Entre l'onirique et l'apocalyptique, Fantasmagoria du faiseur francilien est un spectacle très visuel à la durée presque frustrante de 55 minutes. 




Sarrazine @Théâtre de Belleville, le 25 Octobre 2022

© Jean-Louis Fernandez
Sarrazine ou l'ode à la vie. Sarrazine c'est l'histoire de la jeune écrivaine Albertine Sarrazin. Celle qui n'a fait qu'écrire entre deux passages en prison. Indomptable, imperturbable, Albertine Sarrazin a eu une vie bien peu commune. C'est de cette vie trépidante que se sont inspirées Julie Rossello-Rochet et Lucie Rébéré

Le plateau du Théâtre de Belleville se voit meubler d'une baignoire contre une façade carrelée de moitié côté jardin. Un poste de radio est posé sur une petite étagère néon en hauteur, une lucarne et un miroir. C'est tout. Et cela suffira à recréer tous les espaces d'une vie ; chambre de bonne, cellule, chambre d'hôpital, domicile conjugal...  

Avec un fort accent méditerranéen et une certaine gouaille juvénile, Nelly Pulicani nous embarque dans sa cavale perpétuelle et infernale. Profondément touchante et prise d'un trop plein de chaleur humaine, elle incarne l'écrivaine avec brio. A l'image d'un James Dean qui disait "Vivre vite, mourir jeune et laisser un beau cadavre" Albertine Sarrazin n'a jamais cessé de vouloir simplement vivre - et certainement pas vivre simplement - qu'elle soit incarcérée ou dehors. 

En se replongeant dans l'itinéraire de l'écrivaine, le duo Julie Rossello-Rochet et Lucie Rébéré esquisse à vive allure un vibrant et bel hommage à la femme libre et à la jeunesse insouciante.

Le Chaperon rouge de la rue Pigalle @Manufacture des Abbesses, le 23 Octobre 2022

Le Chaperon rouge de la rue Pigalle c'est le nom affectueux qu'a donné Florence Hebbelynck à celle qui répond au prénom de Cathy. Cathy était une prostituée dont la carrière a commencé très tôt. A 21 ans, elle faisait déjà le trottoir. Et ce, jusqu'à ses 79 ans. Florence Hebbelynck a voulu chercher à savoir qui était cette femme qui officiait en bas de chez elle et c'est par le point de vue de différentes personnes qui l'ont connu avec plus ou moins de proximité qu'elle mène son enquête initiée par un entretien avec la principale concernée. S'exerce alors sur la détective d'un jour une véritable fascination. 

C'est en duo que se construit l'enquête. Florence Hebbelynck joue son propre rôle, son binôme Nicolas Luçon se fera tantôt fils, journaliste, voisin ou encore nièce. Les deux comédiens évoluent dans un plateau sur lequel sont éparpillés des tabourets blancs que l'on trouve dans les bazars comme autant d'immeubles dans les rues. Le metteur en scène Stéphane Arcas justifie ce choix en expliquant qu'ils traduisent l'aspect encombrant et dérangeant que peut présenter la prostitution. 

Spectacle kaléidoscopique, Le Chaperon rouge de la rue Pigalle est un pari réussi. Sans a priori, Florence Hebbelynck conçoit une pièce témoignage bienveillante, intéressante grâce aux nombreux personnages qu'elle convoque - tous sans jugement - et savoureuse de par les variations de tons - celui de l'innocence d'un ado offre une légèreté dans l'entrée en matière -. Heureux le spectateur qui aura connu la véritable Cathy et la reconnaitra parmi tous ces fragments. On en retiendra le portrait d'une femme de caractère qui toute sa vie durant se sera battue en conservant une certaine élégance.



Catarina et la beauté de tuer des fascistes @Bouffes du Nord, le 11 Octobre 2022


A la différence de La CerisaieCatarina et la beauté de tuer des fascistes est une pièce entièrement pensée par Tiago Rodrigues, de l'écriture à la mise en scène. La création du nouveau directeur du Festival d'Avignon était très attendue. Déjà programmée à l'occasion de la 49ème édition du Festival d'Automne, la crise sanitaire qui secouait la planète a provoqué son report en 2022. 

© Filipe Ferreira
Une longue table digne des banquets antiques est posée au centre du plateau, elle arbore une nappe sur lequel se lit distinctement le slogan propre aux antifascistes "Não passarão !" (Ils ne passeront pas). En arrière plan, une belle cabane modulable. Au sud du Portugal, non loin du village de Baleizão, la famille se retrouve pour célébrer son rituel depuis 74 ans : le rapt d'un fasciste dans l'objectif de lui donner la mort. Tous les personnages s'appellent Catarina en hommage à une femme assassinée par un soldat fasciste il y a 74 ans - du temps de la dictature de l’Estado Novo - de cela. Aujourd'hui, à l'aune de son vingt-sixième anniversaire, c'est à l'avant-dernière de s'y coller. Et voilà qu'elle doute. Rodrigues fait entrer ses personnages dans des introspections profondes. 

Que ça soit en France ou en Italie, le fascisme ne cesse de monter et les oppositions patinent un peu partout en Europe - et ailleurs -. La nécessité de réfléchir à une solution collective. C'est cette réflexion qui s'installe dans la tête de la jeune Catarina, prise entre l'héritage familial qui consiste à tuer par pur instinct de vengeance et la voie démocratique qui ne suffit plus. Dans cette pièce, le dramaturge portugais offre de véritables moments poétiques - l'image des hirondelles - parfois chantés - qui vont jusqu'à provoquer des frissons -. Mais il laisse aussi s'échapper quelques lenteurs - le véganisme de la soeur de sa protagoniste pour n'en citer qu'une - qui viennent parasiter le contenu, la conviction profonde sans jamais malheureusement questionner les obscures raisons d'une telle fascisation. La troupe - composée de 8 comédiens - porte en elle la beauté du texte et les respirations nécessaires, dans un jeu excellent.  

© Léa Goujon
Ce soir-là - et apparemment d'autres soirs -, le spectacle se regardait également dans le public... Les 30 dernières minutes sont consacrées au discours du fasciste libéré - Romeu Costa -. Trente minutes de monologue identitaire. Trente minutes sans aucune contradiction si ce n'est celle d'un public écœuré. Fusent alors les huées, les sifflements, les jets de programmes de salle transformés en boulettes de papier... Dans un registre plus absurde et plus dangereux, une basket a été lancée sans heurter le comédien qui restera droit, imperturbable, pro jusqu'au bout. L'Internationale sera entonnée par quelques uns. D'autres seront entre la surprise et l'indignation causées par leurs alter egos spectateurs. Le public de théâtre est convaincu de ce qu'avance Tiago Rodrigues mais s'est-il mis à exprimer son ras-le-bol ? Ce soulèvement était-il nécessaire pendant la représentation ? Non, certainement pas. A bon entendeur, libre à nous de le faire vivre en dehors des salles de théâtre. 





Echappées @Le Quai (Angers), le 06 Octobre 2022

© Christophe Raynaud de Lage

Autre spectacle programmé dans le cadre du Grand Ouest Festival : Echappées. Créée au Quai en novembre 2021, l'équipe artistique d'Echappées guette une bretelle pour sortir des routes angevines. Road-trip d'un duo féminin, Echappées est une quête initiatique féministe. Artiste de la troupe du Quai, Charline Porrone s'empare du texte de Damien Gabriac qui se voit complété par la jeune auteure Milie Vo Van et signe sa première mise en scène d'un spectacle à l'ambiance très inspirée de l'univers lynchéen et pas si éloignée d'Apocalypse bébé de Virginie Despentes.

Léo et Juliette sont les Thelma et Louise de 2022. Léo - Charline Porrone - est metteuse en scène, Juliette - Emeline Frémont - la comédienne star de son prochain spectacle. Le producteur - Pier Lamandé - demande explicitement une vision d'agression sexuelle, ce qui pourrait motiver un mécène prêt à mettre 200 000 euros pour le spectacle. Léo n'en est pas certaine, mais, comme tout metteur en scène elle veut faire vivre son spectacle. Elle cède à la demande. Lors d'un rendez-vous pour un repas savamment orchestré par son producteur, elle embarque Juliette pour tenter de gagner en assurance. Juliette, dans un état d'ébriété, s'élance vers la chambre d'hôtel du mécène où elle se fait agresser - on ne voit rien, on se doute -. Léo venge sa comédienne et commet l'irréparable. Les voilà en fuite à bord de Métaphora, une Ford Sunliner bleue qui a des états d'âme - ça pourrait être Christine de Stephen King mais en nettement plus sympa -.  

Pendant un peu moins de deux heures, le duo Porrone - Frémont affranchi de la domination masculine, embarque les spectateurs dans leur folie à deux à mi-chemin entre la réalité et le fantasme. Echappées n'est pas un simple récit de voyage, c'est une quête émancipatrice. Dans des scènes profondément humaines, les deux jeunes femmes passent par tous les états : excitation, colère, joie, mélancolie... Le tout sur fond du tubesque Voyage, voyage de Desireless revisité en anglais - nos oreilles iront jusqu'à entendre Trouble, trouble - pour l'occasion interprété par Damien Avice et Nathan Bernat - qui ont eux aussi leurs plus discrètes apparitions -. 

Sans jamais basculer dans le politique, le concentré du spectacle raconte avant tout le rapport de deux femmes savourant leurs libertés retrouvées, qui scellent une véritable sororité. Quelques petites longueurs surviennent dans des sorties de route mais les deux comédiennes tiennent la barre avec énergie. Les deux comédiennes associées au Quai Charline Porrone et Emeline Frémont - qui ont déjà collaboré par le passé - se sont retrouvées sur un projet féminin et offrent un moment indéniable de complicité. 



Niebo Hotel @Hôtel Saint Julien (Angers), le 05 Octobre 2022

 
© Lucie Baudinaud

Programmé dans le cadre du Grand Ouest Festival (GO festival) du centre dramatique national Le Quai, Niebo Hotel est un spectacle de danse pensé hors les murs pour le moins atypique. La compagnie la Parenthèse offre une pièce dansée d'une cinquantaine de minute dans les murs de plusieurs chambres d'hôtel - ici l'Hôtel Saint Julien à Angers -. 

Le spectacteur est convié à suivre un parcours qui lui est propre. Lorsque nous arrivons dans la première chambre à la luminosité faible, une lettre manuscrite posée sur le lit nous attend. Une certaine Magda s'apprête à quitter l'hôtel où elle a rencontré ceux qu'elle considère comme sa nouvelle famille. Elle nous glisse qu'il est possible qu'elle ait oublié quelque chose, charge à nous de lui rapporter à la réception. Activation de l'interrupteur et le spectacle s'offre à nous. 

Nous ne détaillerons pas ici le parcours suivi mais nous attarderons sur l'étrange voyage au gré des chambres, des rencontres, des fragments de vie. Soli ou duos, les performances s'enchaînent sans jamais se ressembler. L'espace très réduit des chambres contraint les corps des artistes sans jamais les perturber. L'expérience trouble, fascine. Pleins de grâce, les corps s'animent et se frôlent sur des musiques enregistrées ou sur des morceaux interprétés en direct. Les spectateurs peuvent être amenés à se croisent entre deux chambres ou même dans une chambre qui les réunit le temps d'une performance. 

Christophe Garcia signe une très belle création soignée pour le moins intimiste qui offre aux spectateurs une parenthèse poétique suspendue dans le temps et l'espace. Le coup de maître réside dans le fait d'être parvenu à créer une diversité de parcours afin que chaque spectateur puisse vivre une expérience unique en son genre. 

Toxique @A La Folie Théâtre, le 29 Septembre 2022

© Laurence Navarro

La petite salle cachée du onzième arrondissement abrite actuellement la chambre fictive de Françoise Sagan. Un lit à barreaux de fer noirs, une table de nuit sur laquelle s'entasse quelques livres sous une carafe d'eau, un téléphone à même le sol et une chaise suffisent à meubler l'espace. Nous voilà plongés dans le journal de bord, pour le moins intime, de l'écrivaine alors âgée de 22 ans au moment de sa rédaction. 

C'est la comédienne Christine Culerier qui fait corps avec la jeune Sagan et lui offre une gestuelle féline. Elle occupe l'espace, ne peut s'astreindre à l'immobilisme. Les mots de la jeune écrivaine laisse entrevoir une véritable maturité, une lucidité certaine sur sa situation, Christine Culerier les porte avec une voix au plus justement posée qui joue avec les variations enfantines et plus matures, probables fruits du travail de croisement des sources d'écriture de la pièce - entre le récit de l'écrivaine et ses entretiens sur le sujet -. Le "charmant petit monstre" se révèle sous nos yeux. Le musicien Victor Paimblanc accompagne l'actrice en signant une partition musicale toute en finesse qui assure la mise en relief des phases de rechute de la hussarde en devenir. 

Mis en scène par Cécile CampToxique est un spectacle littéraire de qualité, porté par une comédienne qui a su s'emparer d'un personnage délicat sans tomber dans la simple imitation. 


10805 maux @Théâtre des Déchargeurs, le 27 Mai 2022

Le spectacle s'ouvre sur la chanson Pastime paradise. L'art est-il gangréné par l'entre soi ? Le monde artistique est-il snob ? Telles sont les interrogations soulevées dans 10805 maux mais pas seulement. Les artistes eux-mêmes peuvent s'interroger mais pas à voix haute, il semblerait. C'est Camille qui tente sa chance en commettant l'irréparable aux yeux de ses amis. Et récolte la tempête. 

Dans un décor semblable à un atelier d'artistes, Camille, Lola, Tom et Victoire fraîchement diplômés des Beaux Arts célèbrent leur vernissage. Camille éclate et perd pied. Si ses acolytes tentent de le raisonner dans un premier temps, ils le sermonnent progressivement en 10805 mots. 

Alexandre Cordier signe un texte rythmé, juste et de bonne facture. Ses jeunes interprètes - Elsa Revcolevschi, Benjamin Sulpice, Hugo Merck et Milena Sansonetti -  le portent avec beaucoup de justesse et sincérité. Peu d'artifices pour démonter les facettes du milieu artistique. Et c'est sans doute ce qui va séduire les spectateurs. Cette absence d'artifice, de filtres qui laisse place à une pensée et à une langue jeune qui s'expriment dans des dialogues qui claquent mais aussi dans des monologues, récits de vie plus profonds. Une jeunesse brillante qui n'a d'autres choix que de s'accrocher à ses rêves. 

© Compagnie La Mission



L'Odyssée. Une histoire pour Hollywood @Théâtre national de La Colline, le 13 Mai 2022

© Magda Hueckel

Il avait séduit avec sa création On s'en va en 2019. Voilà que le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski revient avec une création étourdissante de beauté croisant les romans de sa compatriote Hanna Krall Le roi de cœur et Les retours de la mémoire avec L'Odyssée d'Homère

Cette multiplication de récits convoque une multitude - un peu plus d'une quinzaine - de personnages réels et fictionnels qui évoluent dans des époques différentes et dans des tableaux saisissants aussi cauchemardesques que poétiques. Images filmées et scènes jouées en direct s'entrelacent. 

Voilà qu'Ulysse d'Homère côtoie Izolda Regensberg, juive polonaise qui s'est elle-même faite arrêter dans l'espoir de retrouver son mari pour qui elle ira jusqu'à subir la torture. Warlikowski parvient à créer un spectacle grandiose et singulier par son mélange des gen(re)s. Le casting embarque avec lui les spectateurs parfois déboussolés ; le metteur en scène polonais se laisse toujours autant tenter par plus d'un chemin de traverse pour mieux rentrer dans l'histoire. 




Kliniken @Théâtre de l'Odéon, le 12 Mai 2022

 
On avait beaucoup entendu parler de son adaptation de Pelléas et Mélissande présenté à l'Odéon en 2019 mais manque de temps oblige, pas possible de le mettre dans l'agenda. Premier spectacle de Julie Duclos pour nous avec Kliniken. La jeune metteuse en scène s'entoure de treize comédiens pour interpréter le texte du dramaturge suédois Lars Norén

Le plateau est un immense espace de vie d'un hôpital psychiatrique au carrelage blanc avec des portes battantes comme seules issues, une table, un écran de télévision, un canapé de cuir, des fauteuils affaissés, à travers une haute fenêtre, on observe une petite cour, une sorte d'espace jardin où l'air est sans doute plus respirable. Côté cour nettement séparé par une grande colonne, au premier plan un espace réservé aux patients fumeurs, un piano en retrait. 

C'est dans un quotidien sans grande péripétie que nous entraîne la petite dizaine de comédiens. Fous ? Marginaux ? On s'interroge sur leurs internements respectifs. Leurs pathologies invisibles nous touchent. 

C'est peut-être dans froideur clinique que l'on se réconcilie avec la chaleur de nos humanités faites de travers. Alexandra Gentil bouleverse dans son mal être qu'elle tente d'exprimer, Etienne Toqué embarrasse par sa vulgarité maladive autant qu'il arrache des rires, Manon Kneusé touche par son incapacité à vivre dans le silence, Yohan Lopez, Stéphanie MarcMathilde Incerti Formentin offrent des partitions sincères, Maxime Thébault brille dans son incarnation de Markus. Plus discrets, Mithkal Alzghair, Leïla Muse et Alix Riemer ne laissent pas sans reste. Côté personnel soignant, le duo Émilien Tessier et Cyril Metzger figent deux opposés mais au plus proche du réel. Le collectif réussit à offrir une représentation de qualité - malgré quelques longueurs et une scène finale qui gagnerait en puissance -, troublante de vérité, sensible. 

© Simon Gosselin


 


Deux frères @Théâtre de Belleville, le 09 Mai 2022

 

© Cie Saison Violente

Ambiance de boom avec la boule à facettes multicolores, musique à fond. Retour plateau dans une cuisine éclairée au néon basiquement meublée : une table avec 3 chaises, un frigo sur lequel est posé un poste de radio et juste au-dessus un compteur, un plan de travail où l'on aperçoit une cafetière italienne et un commencement d'entassement de bouteilles de bière. 

Lev - Hugo Randrianatoavina - glandouille dans la cuisine. On assiste à une mise au point de vie sentimentale. Erika - Ines Tavrytzky - clarifie. Elle n'aime pas Lev, elle l'affectionne. Une histoire éphémère négociée à l'avance ? Complexe quand on sait que les deux vivent ensemble. A une personne près. Le frère de Lev, Boris - Arnaud Tardy - vit avec le duo.  Et Boris fixe des règles de vie. Erika l'insupporte mais il apprécie tout autant sa présence, c'est juste qu'Erika ne respecte rien ou presque. On ne sait rien d'eux. Leurs journées sont mornes, ponctuées par des jeux qui interrogent leurs sentiments, par des rédactions de lettres que les garçons envoient à leur mère. Ils sont entrés dans l'indépendance comme par effraction. C'est leur quotidien pendant 53 jours qui se déroule sous nos yeux. Un jour, Lev pète un plomb. Mais, très sérieusement. Il manque de tuer Erika sous les yeux de son frère. Ce traumatisme le pousse à partir faire son service militaire, laissant derrière lui ses deux colocataires qui ont fini par se trouver une affinité. Les jours qui suivent le retour n'ont rien de simple... Au programme, portes qui claquent et disputes régulières.

Le trio explore brillamment le texte de l'italien Fausto Paravidino. Nous interrogeant sur nos rapports humains, nos sentiments, post confinement cette pièce vient également nous interroger  sur nos capacités à faire vivre nos solitudes ensemble. La bande de comédiens du Collectif Saison violente livre un jeu solide. On retrouve notamment Hugo Randrianatoavina - qui jouait le protagoniste de J'avais cinq quand je m'ai tué dans la mise en scène de Barthélémy Fortier - dans le rôle de Lev au plus juste. Arnaud Tardy offre à Boris une sensibilité extrême particulièrement plaisante. Ines Tavrytzky donne à Erika une part mystérieuse qui la fait osciller entre personnage lumineux et très obscur.  

Y'a quelqu'un ?! @Théâtre de Belleville, le 07 Mai 2022

© Jérôme Barbosa

Et si l'un des plus grands drames des clowns n'était pas de ne plus faire rire mais de ne plus avoir son public ? Un clown reste avant tout un être humain qui peut lui aussi avoir la peur de l'abandon. Y a quelqu'un ?! c'est l'histoire d'un clown, habitué à exister pour les autres, qui se retrouve à exister pour lui-même. Hervé Langlois partage la réflexion en dialoguant avec son clown Angelus dont la filiation avec le clown Auguste - réputé pour sa maladresse et sa fragilité intérieure - n'est pas lointaine. 

Quand il entre sur le plateau, perruque blanc crème vissée sur la tête, veste queue de pie à manches courtes sur les épaules et tutu, Angelus fait face au mur sur lequel il rencontre son ombre. Elle est tour à tour dédoublée et triplée. 

Le bazar ambiant laisse imaginer une fête : sifflets, cotillons et serpentins jonchent la scène. Côté jardin, une chaise vide. Personne. Angelus va se confronter à sa solitude et se créer des invités exceptionnels d'un nouveau genre pour célébrer son anniversaire, n'est-ce pas le propre du clown ? Une capacité à imaginer des choses et embarquer son public dans son imaginaire, il apporte une fantaisie enfantine. Ses invités sont ses gadgets les plus fidèles, chacun caractérisé avec une personnalité associé à sa nature - un exemple parmi d'autres : le ballon est gonflé -. Des bribes de texte s'échappent riches en jeu de mots - au téléphone : "Ma mère ? Même pas !" -. 

Hervé Langlois créée un spectacle riche en poésie et touchant qui parle à tous. Adultes comme enfants.  

La nuit juste avant les forêts @100ecs, le 06 Mai 2022


© Gonzag

Plongés dans la pénombre, à peine installés dans leurs fauteuils, côté cour, les spectateurs devinent la silhouette encapuchonnée du pluri instrumentiste Bastien d'Asnières. Quelques notes de basse habitent l'espace scénique dépouillé. Plus loin, Guillaume Tobo se déverse le contenu d'une bouteille d'eau sur la tête, il écrase le récipient qui craquelle en se tordant, passe une main dans ses cheveux trempés et embarque un tabouret, se poste devant un spectateur. La lumière se concentre sur eux et surgit le premier "Tu tournais le coin de la rue lorsque je t'ai vu". 

Guillaume Tobo s'attarde sur ce spectateur devenu son camarade d'un soir, celui qui ne pourra pas lui répondre mais qui lui prêtera de son temps et son ouïe. Généreux dans son jeu, Tobo anime la détresse, l'ivresse, la colère, la rage. Habité par cette mixture de sentiments bouillonnants, comme par le dérèglement de tous les sens rimbaldien, le comédien donne toute l'énergie et l'exigence nécessaires à ce complexe monologue d'une phrase ponctué de nombreuses virgules qui ne sont pas toujours de précieux silences. Son acolyte d'Asnières l'accompagne avec des petites touches jazzy sorties de sa trompette à sourdine et des notes ambiantes tout droit venues de sa basse. Parfois le spectacteur-auditeur d'un soir trouvera sa place sur le plateau, dans la lumière. 

En choisissant d'isoler un spectateur, la metteuse en scène Cécile Rist donne à rendre audible le désespoir du marginalisé imaginé par Koltès, rappelant son humanité première. Elle le fait évoluer dans une forêt que seul le spectateur peut visualiser comme il le souhaite : une forêt humaine ? Des mots suspendus ? La jungle tropicale du Nicaragua ? Des buildings à perte de vue ? Libre à chacun. L'interprète au centre de tout. Du jeu à l'état brut pour un texte qui résonne très fort à l'heure de la pandémie, des conflits internationaux, des fractures sociales toujours plus grandes.  


 

 

Le Tartuffe ou l'hypocrite @Comédie Française, le 26 Mars 2022

© Jan Versweyveld

 Il nous avait séduit avec Les Damnés. Il nous a sacrément déçus coup sur coup avec La ménagerie de verre  et Age of Rage. Maintenant qu'il renoue les liens avec la Comédie Française, le metteur en scène belge Ivo Van Hove réussit à raviver la flamme à l'heure des 400 ans de la naissance du dramaturge qui signait Tartuffe. La liaison entretenue avec le metteur en scène du plat pays peut reprendre, en toute connaissance de cause. C'était moins une... 

Entre chandeliers et torches, c'est dans la pénombre et le brouillard que le spectacle s'ouvre. Dans la profondeur du plateau, la machinerie est apparente pour le plus grand bonheur des spectateurs les plus curieux. Au devant de la scène, un revêtement blanc façon tatami où avant de se confronter autant que s'étreindre les protagonistes procèdent à des saluts - révérences à l'instar des judokas.  L'intérieur bourgeois se devine aux accessoires parsemés. Panneaux miroirs et écran aux textes caustiques projetés en gros caractères suffiront. Les corps sont sublimés dans les costumes actuels.

Dans le rôle titre du magnifique ange noir, le metteur en scène a fait le choix du sociétaire Christophe Montenez. On retrouve la même perversité bizarre et dérangeante qui nous avait transcendés dans Les Damnés, on est admiratif de sa maîtrise du phrasé en alexandrins. C'est Denis Podalydès qui campera le rôle d'Orgon, parfait soumis, aveuglément passionné, sous l'emprise de son nouvel ami voire maître d'un nouveau genre. C'est une troublante et provoquante, enjôleuse Elmire que livre Marina Hands. Loïc Corbery convainc dans son jeu de Cléante. Le jeune Julien Frison déploie une belle composition pour Damis. Dominique Blanc signe une impeccable interprétation de Dorine, vaillante. Plus discrète dans la pièce, mais non moins remarquable, Claude Mathieu en Madame Pernelle. Tout ce petit monde livre un ensemble où l'érotisme noir est la direction à prendre. C'est un Tartuffe sombre mais efficace qui s'offre à nous, où l'on renoue avec un travail qui ne peut laisser de marbre.


Un énorme merci à mon héros du jour Jacques Chéa



Le baiser comme une première chute @Théâtre Romain Rolland, le 25 Mars 2022

© Simon Gosselin

La metteuse en scène Anne Barbot signe ici Le baiser comme une première chute, une libre adaptation de L'Assommoir du naturaliste Emile Zola. Le plateau est un appartement modeste minimaliste : chaises, table, lit de fortune posé sur des cagettes. Le spectacle s'ouvre sur un monologue de Gervaise - Anne Barbot elle-même -, assise sur une chaise de bois côté cour. Apprêtée, elle attend sagement, patiemment, presque docilement son mari, Lantier avec qui elle a eu un fils, Etienne. Elle finit par se lancer dans une diatribe contre la lâcheté des hommes à laquelle le public est libre de rétorquer. La voix d'un spectateur s'élève, progressivement on comprend qu'il s'agit du comédien Benoît Dallongeville. C'est Coupeau. Ses interruptions, ses réponses rassurantes deviennent des tentatives de séduction non vaines puisqu'elles aboutiront à la naissance du couple.   

Le couple vit des premiers jours heureux. Très vite, un deuxième enfant s'invite dans le foyer, Nana - Minouche Nihn Briot -. Mais tout aussi vite la relation s'effrite. Coupeau est victime d'un accident grave au travail qui le contraint à l'inactivité, l'entraînant dans une mauvaise pente : la pauvreté, l'alcoolisme. Et Gervaise qui était jusqu'ici très forte, s'effondre lentement avec lui. La chute est vertigineuse. 

De la même façon que la magie peut opérer, place à une descente aux enfers parfaitement mesurée qui fonctionne à merveille, le plateau s'obscurcit à mesure que les personnages se perdent. Les comédiens sont étincelants et embarquent avec eux les spectateurs parfaitement impuissants face à ce tsunami émotionnel. 




   

 

 

Ceux qui vont mieux @Monfort Théâtre, le 24 Mars 2022

 
© Jérôme Teurtrie

Deuxième excursion au Festival (Des)Illusions du Monfort le temps d'une bal(l)ade poético-punk avec Sébastien Barrier pour son spectacle intitulé sobrement Ceux qui vont mieux. Nous voilà entraînés dans sa folie douce obsessionnelle pour les british Sleaford Mods. Outre le duo britannique, l'homme de théâtre s'entoure du souvenir de son père, du poète breton Georges Perros et d'Yves Tano, un curé d'origine ivoirienne officiant à Morlaix qui aura tenté de commettre le péché ultime du haut d'un viaduc. 

Dans la grande salle, pupitres, ordinateur, pad à sons, poutres peuplent le plateau. Au-dessus de la tête du comédien, un avant-bras mécanique - quasi robotique - emprunté à une statue du Christ. Tout au fond, un grand écran sur lequel seront projetées en alternance des images filmées du chat de l'homme de théâtre, de ses promenades loufoques et des extraits télévisés avec ses héros - qu'il préfèrera hisser encore plus haut, au rang de saints - Sleaford Mods. Il tisse ainsi un récit en vrac marqué par la mélancolie, la fragilité du quotidien - les sons du pad sont parfois des paroles touchantes de son propre père sorties de leur contexte - et la poésie brute, un spectacle en équilibre sans filet de sécurité pour peut-être mieux savourer les vertiges de l'existence.  






Le ciel de Nantes @Théâtre de l'Odéon, le 16 mars 2022

 
© Jean-Louis Fernandez

Après ses inoubliables Idoles, le cinéaste Christophe Honoré convoque à nouveau les disparus - à l'exception de sa mère - à l'Odéon - la proximité avec le Panthéon n'est que pur hasard renouvelé -  mais cette fois-ci, ses plus proches du côté maternel nantais :  ses oncles, ses tantes, sa grand-mère et son grand-père. Tout ce petit monde se retrouve dans une salle de cinéma dans laquelle il était encore possible de fumer, à l'ancienne, comme à l'époque où ils étaient encore là. Il - se faisant interpréter par le jeune Youssouf Abi-Ayad - les a réuni là pour leur parler du film qu'il voulait faire sur eux mais qui ne sortira - probablement - pas. Le tournage du film aura finalement lieu sous nos yeux sur les planches. 

Les souvenirs, les traumatismes, les amours, les névroses, tout y passe. Avec la même tendresse, le même humour parfois mordant, la légèreté grave, Honoré écrit une pièce qui tente de reconstruire une partie de son histoire mais qui se voit mêlée à la version de chacun des protagonistes, un grain de sel non négligeable - qui, par certains moments, peut s'avérer mal dosé -. Mais chaque fois, les chorégraphies pensées par la fidèle Marlène Saldana sont des poèmes aériens - mention particulière au moment flamenco sur les fauteuils -. 

© Jean-Louis Fernandez
Toute la famille est haute en couleurs : sa grand-mère explosive campée par une Marlène Saldana en pleine forme, son grand-père Puig caractériel transporté par le corps d'Harrison Arévalo, Stéphane Roger se retrouve en l'oncle Roger dépassé par un racisme exacerbé, hanté par la guerre d'Algérie, le léger tonton Jacques prend l'allure de Jean-Charles Clichet et la douce et discrète tante Claudie suicidée fait poser les premiers pas de Chiara Mastroiani sur les planches qui livre un jeu sincère. La mère Marie-Do Honoré est jouée par le frère du réalisateur ; Julien Honoré - qui offre une belle et juste interprétation du magnifique Les yeux au ciel tiré du film de son aîné Les chansons d'amour - . Et comme toujours de la musique à tous les étages teintées de nostalgie des années 1970 : Sheila, Joe Dassin, Julio Iglésias... Quelques images filmées en temps réel se mêlent à des rushs où se succèdent les comparses issus du cinéma, l'autre famille du réalisateur : Pierre Deladonchamps, Vincent Lacoste, Marina Foïs, Ludivine Sagnier ou encore Anaïs Demoustier font leurs apparitions furtives. 

Christophe Honoré signe un spectacle mélo touchant sur fond de retrouvailles avec ses origines - on pense parfois au Retour à Reims du sociologue/philosophe Didier Eribon -, honnête avec quelques pardonnables longueurs. 



Merci au héros du jour : Léo








Dernier amour @Monfort Théâtre, le 13 Mars 2022


Attention objet théâtral fortement décalé ! Inscrit dans la programmation du festival (Des)Illusions du théâtre Monfort, Dernier amour est un spectacle de la jeune compagnie Je t'embrasse bien

Dernier amour est une création originale collective d'Hugues Jourdain et de ses camarades du conservatoire Charlie Fabert et Salomé Diénis-Meulien (et aussi la voix de Roxanne Roux). Le trio - presque quatuor - décide de livrer son dernier spectacle à l'humanité après avoir chacun essuyé un chagrin d'amour. Embarquement direct pour l'absurdie. Pas de décor imposant dans la cabane du théâtre du 15ème arrondissement parisien. 

Le groupe recréée un vaisseau spatial dans lequel il livre un spectacle on ne peut plus drôlement pathétique. Les jeunes comédiens parviennent à créer un univers complètement perché - du fait de son envolée dans l'espace ? -. One woman show navrant, mort par "balle perdue" - plus proche de Marion Cotillard dans Batman en version interminable qu'une Sarah Bernhardt -, striptease décalé, équations loufoques projetées, DJ gonflable, intervention surprise du physicien-philosophe Etienne Klein, monologue de spoils... La bande apporte son lot de fantaisies pendant un peu plus d'une heure. Sans queue mais a minima une tête pensante, des sourires à la sortie avec surtout une question : "Qu'est-ce que c'était ce spectacle ?"  Spécial ou spatial... A vous de voir.



Le petit terroriste @Théâtre Montansier, le 10 Mars 2022


Celles et ceux qui me connaissent plus personnellement savent que ce spectacle est très important à mes yeux. Je ne rentrerai pas ici dans le détail de toute l'histoire mais au plaisir de vous la raconter, à l'occasion. 

Le petit terroriste - avant d'être un spectacle - est un roman autobiographique de l'écrivain journaliste poète syrien - et depuis peu français - Omar Youssef Souleimane paru en 2018 aux éditions Flammarion. Dans ce récit, il raconte son enfance près de Damas, son adolescence en Arabie Saoudite toutes deux marquées par une éducation salafiste "normale". Entre humour et gravité, Souleimane relate tout ce qui l'a conduit à devenir un dissident et choisir la voie de l'exil. 

On le dit et on le dira toujours : le seul en scène n'a rien d'évident. Ajoutons l'ingrédient le plus difficile à manier : le caractère autobiographique. La mise en scène proposée par Hervé van der Meulen est minimaliste, elle consiste à jouer avec les anecdotes contées par Elie Youssef qui incarne Omar, elles-mêmes dans le respect du ton de son auteur. Elles s'accompagnent de projections d'images. Tantôt des plans fixes, tantôt des vidéos. Le spectacle accomplit une mission didactique essentielle sur le sujet hautement sensible que celui de la radicalisation. Si la langue romanesque transformée s'avère parfois complexe en bouche, Elie Youssef parvient à se mettre dans la peau de l'adolescent. 

Après une série de représentations à destination de lycéens, les deux représentations publiques ont elles aussi été suivies de débats durant lesquels Omar Youssef Souleimane se livre au jeu des questions/réponses, le comédien Elie Youssef écoute d'une oreille et participe au besoin. 

Deal @Théâtre 71, le 17 Février 2022

© Benoît Thibaut

Le plateau est transformé en espèce d'arène de bois et de tôle, une arène urbaine plongée dans la pénombre. Les artistes occupent tout l'espace réduit. Le duo Jean-Baptiste André et Dimitri Jourde adapte Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès en une performance faite à mi-chemin entre la danse et l'univers circassien. On retrouve quelques passages saillants du texte parmi lesquels le fameux "Deux hommes qui se croisent n'ont pas d'autre choix que de se frapper, avec la violence de l'ennemi ou la douceur de la fraternité."

L'un d'eux fait le tour du plateau, d'un pas décidé, il se tourne de temps à autre pour s'assurer qu'il n'est pas suivi jusqu'à ce que l'autre s'interpose, les deux hommes se poursuivent dans l'arène, se jaugent, s'affrontent sans jamais se donner de véritables coups jusqu'à la claque. Les rares répliques se suffisent pour ponctuer cette confrontation. 

Le duo joue sur une partition de capoeira et de numéros d'équilibrisme parfaitement maîtrisés. Face à face tendu transformé en complicité, le binôme André/Jourde tisse un lien complexe intéressant - sorte de fraternité
tantôt animale tantôt humaine - tel qu'aurait pu l'imaginer le dramaturge lui-même. Clin d'œil à la mise en scène de Patrice Chéreau, l'implacable Karmacoma de Massive Attack trouve sa place dans une version remixée par Mad Professor