La Gioa est un spectacle hommage pour le moins coloré et fleuri. Pippo Delbono opère une déclaration d'amour fraternelle à celui qui l'a accompagné pendant plus de vingt ans ; Bobò. Bobò était un homme sans âge, ni voix, ni ouïe mais qui a durant toutes ces années de collaboration avec le metteur en scène dégagé une véritable poésie. Delbono saute à pieds jointssur ce dernier univers : la poésie.
Il s'ouvre sur "Don't worry, be happy" et la lente pousse de fleurs sur un petit tronçon de pelouse. Puis, progressivement, Pippo Delbono convoque toutes les figures avec qui il a été amené à travailler ces dernières années. Ambiance circassienne, carnavalesque, music-hall, tous ces univers se mélangent pour offrir un spectacle de toute beauté. Une parenthèse un peu plus obscure s'offre aux spectateurs lorsque Delbono se retrouve enfermé derrière des barreaux et que les corps de ses compagnons s'articulent autour de lui sous les stroboscopes et la célèbre valse du compositeur russe Chostakovitch.
Cette parenthèse ténébreuse se ferme pour laisser place à nouvel univers plus gai, plus bariolé, plus fantaisiste. La cage métallique se voit remplacée par une nouvelle prison en fleurs. Avant le paradis floral, Delbono propose une évocation de la tragédie des migrants : des petits bateaux de papier peuplent le plateau, les tonnes de vêtements parsemées ici et là rappelant que la Méditerranée est devenue un cimetière des temps modernes. "Dove è la gioia ?" (Où est la joie ?) demande Pippo Delbono. Elle est là, devant nos yeux. Elle est éphémère mais elle revient comme les vagues sur la plage, elle vient de loin mais aussi comme le printemps.
La Gioia est un spectacle riche de par les univers qu'il mélange mais aussi par toutes les émotions qu'il véhicule. Bobò peut se réjouir, ses amis l'aiment et l'aimeront toujours.
"Dans la jungle, terrible jungle, le lion est mort ce soir." chantait Henri Salvador. Celle du metteur en scène texan Robert Wilson n'a rien de terrible, bien au contraire, elle est enchanteresse. La libre adaptation du recueil de nouvelles de Rudyard Kipling de l'américain est un régal pour les enfants, les plus petits comme les plus grands.
C'est dans un univers particulièrement sucré que choisit de nous transporter Wilson. Oubliez donc le blanc clinique de Mary said what she said ! Place aux couleurs vives de la jungle, pleine de merveilles aux sonorités si variées que signe et joue en direct le groupe psychédélique CocoRosie . Acteurs deviennent chanteurs et danseurs, tous revêtissent leurs bien jolis costumes d'animaux - à l'exception du "petit homme" interprété par le jeune comédien Yuming Hey qui, de par sa situation d'humain, ne portera qu'une petite combinaison rouge non moins jolie -. Le casting est composé de comédiens que le metteur en scène n'a jamais vu jouer par le passé. Sur le plateau, une complicité évidente est née entre eux et c'est réjouissant.
Le récit est conté en français, quant aux chansons, elles sont interprétées en anglais. Energie, pétillement et fantaisie sont les maîtres mots de cette comédie musicale où l'on retrouve tous les personnages du récit original terriblement attachants. Pas de doute, Wilson réussira haut la main son défi de plaire aux enfants les plus jeunes et ceux qui sommeillent dans les âmes des plus grands.
Présentée au Festival OFF d'Avignon, l'adaptation de l'ouvrage Les chênes qu'on abat... d'André Malrauxque Lionel Courtot renommera Le Crépuscule a pris la route vers l'Île de France et pose son décor au Théâtre de l'Epée de Bois pour une durée d'un mois. Les chênes qu'on abat...est un essai dans lequel Malraux relate sa dernière rencontre avec le général De Gaulle lorsque celui-ci s'est retiré à Colombey-les-Deux-Eglises suite au résultat négatif du référendum du "projet de loi relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat" en 1969. Lionel Courtot s'est donc penché sur leurs échanges de la nuit du 11 décembre de la même année durant laquelle Charles de Gaulle prévoyait d'écrire ses mémoires.
Le spectacle s'ouvre sur un Philippe Girard immobile, tournant le dos au public. Sébastien Rajon s'apprête à entrer dans le bureau du Général qui ne veut a priori recevoir personne. Un cartel "Don't disturb" devant le pas de la porte vaudra la plaisanterie des deux hommes. Ainsi commencent les réflexions profondes des deux immenses figures politiques. Evidemment, les sujets résonnent encore particulièrement aujourd'hui : l'art et la manière de gouverner la France,la définition même du gaullisme, l'avenir de l'Union Européenne...
Le Crépuscule c'est la petite histoire dans l'Histoire, des conversations entre parenthèses. Non sans humour, Philippe Girard et Sébastien Rajon livrent un jeu puissant sans basculer dans la pâle imitation. Philippe Girard interprète un Général plein de droiture qui s'offre quelques moments de légèreté sans nécessairement afficher un grand sourire et Sébastien Rajon porte avec lui toute la justesse requise pour manier le sens de la formule chère à André Malraux. Il faut mettre de côté l'aspect purement idéologique et se laisser transporter dans cet excellent combat oratoire. Le temps d'une nuit bleue, tantôt dans le bureau, tantôt dans une bibliothèque - le décor change sous les yeux du public avec une sorte d'effet arrêt sur images des comédiens -, les deux hommes refont le monde à l'heure où tout est en train de basculer.
Ou le temps du désenchantement titrait Svetlana Aleksievitch. Le sable blanc au sol envahit le plateau comme la neige recouvrirait la Russie en hiver, les planches sont comme une route qui s'effrite, un bureau d'écolier qui tombe en ruine, une vieille carcasse de voiture côté cour, des silhouettes d'astronautes soviets sont projetées sur les façades l'ambiance est posée. Celle de la fin d'un monde. Pour son essai, l'auteur russe est allée au plus près de celles et ceux qui ont vécu la fin de l'ex-URSS et Emmanuel Meirieu s'est chargé de les mettre en scène, les orchestrer.
Tour à tour, ils vont se raconter et partager leur vision de la fin du communisme. Et, l'entrée en matière est pour le moins qu'on puisse dire poignante : le récit d'une mère dont le fils s'est pendu. Anouk Grinberg habite une mère désemparée, aux yeux embués, impuissante face au drame. L'ami de son fils prend la suite, Stéphane Balmino marche désormais dans et pour le nouveau monde qui s'offre à lui et sa génération, laisse échapper quelques notes de sa guitare. Evelyne Didi revêt le rôle de la môme des goulags perdue entre l'idéologie voulue et celle ancrée en elle depuis toujours. Comme possédé, Jérôme Kircher raconte, traumatisé et horrifié son passé de soldat en Afghanistan. Xavier Gallais touche avec un semblant de légèreté avec le partage du souvenir de la mystification imposée dans l'enfance de son personnage, Maud Wyler émouvante en amoureuse d'un irradié de Tchernobyl et terminer sur les mots d'André Wilms, transformé en militant communiste de la première heure - dont la présence ne sera qu'en vidéo -. La voix de Catherine Hiegel devient celle de la journaliste qui nous accompagne dans ces histoires singulières au service de l'Histoire. Les images d'archives de chutes des sculptures de Lénine se succèdent jusqu'à l'obscurité.
Chacun des acteurs habite son personnage, fait corps avec son témoignage et se livre avec son émotion la plus forte pour nous toucher au plus près du cœur. Un seul bémol ici, le manque d'investissement de l'espace scénique de la part des comédiens qui se succèdent sur les planches surélevées sans jamais venir fouler le sable.
A l'heure du Brexit, aller voir An Irish Story au théâtre de Belleville c'est faire le pari d'une bonne soirée sans prise de tête. Kelly Rivière maîtrise parfaitement la situation pour notre plus grand bonheur.
Elle est postée devant les cordes à linge, avec tout plein de photos comme on le ferait dans une enquête policière. La jeune metteur en scène - comédienne s'est mise en tête de nous partager sa quête. Du jour au lendemain Peter O'Farell, son grand-père, a disparu sans laisser de trace . Du moins, il a laissé sa femme et ses enfants. Kelly décide de le mystifier au fil de ses rencontres - amoureuses notamment - Tantôt Grandpa O'Farell était un explorateur qui se mettait en danger, tantôt un haut dirigeant. Kelly n'est obsédée que par une chose : en apprendre davantage sur lui.
Rivière est seule sur le plateau et fait intervenir un peu plus d'une quinzaine de personnages tous aussi attachants les uns que les autres. Elle suscite l'admiration de par sa maîtrise des accents british/irish et toute l'énergie qu'elle déploie au service de tous ses personnages : mimes, danse, grimaces... Tout y passe. Si le décor ne change pas, elle parvient à nous faire voyager uniquement grâce à ses personnages et nous faire visualiser un lieu - Londres dans les yeux de son frère par exemple est savoureux -. Elle parvient à nous entraîner dans sa quête et partager ses plus belles émotions le tout dans un rythme trépidant.
Parfois, au-delà d'un metteur en scène, du casting, de la pièce, on se laisse guider par son instinct. Ce dernier ne m'a jamais vraiment faussée compagnie mais ce jour-là, avouons qu'il m'a conduite dans une performance-cérémonie des plus... obscures.
La grande salle du Centre Pompidou est plongée dans l'obscurité. A l'avant du plateau côté jardin, une étrange structure ressemble à un manège de tourne disques. Au même niveau côté cour, une multitude de chandeliers peuple l'espace. L'écran placé en fond de plateau s'allume : le pied de l'artiste en gros plan en pleine session de tatouage. Steven Cohen imprime les mots de l'être tant aimé - Elu - dans sa peau qui donneront naissance au nom de sa création : Put your heart under your feet... and walk ! (Mets ton coeur sous ton pied... et marche !).
Silencieusement, l'artiste entre sur le plateau. Les seuls bruits audibles sont ceux des cercueils blancs maintenus debout faisant office de talons à ses chaussures - déjà surélevées - et ses immenses béquilles. Vêtu d'un bustier blanc et d'un tutu assorti, Steven Cohen traverse le plateau blanc clinique où sont parsemés des chaussons de danse dont quelques uns nous seront montrés à l'écran. Son teint est fardé d'un blanc aussi pur que celui de son costume. Son visage se voit complété par des ailes de papillon, des paillettes, faux-cils et son crâne compte quelques petits arbustes.
De nouveau à l'écran, l'artiste sud-africain déambule toujours en hauteur - les cercueils et béquilles en moins - dans ce qui s'apparente à un jardin japonais. Paisible et plein de grâce, il nous partage ses mouvements dans un univers rêvé presque magique aux couleurs pastels rappelant son costume. Un peu plus tard, il reviendra sur le plateau pour transporter les tourne-disques formant une polyphonie aux sonorités anciennes.
Et là, le rêve s'estompe pour laisser place au cauchemardesque, macabre. Immersion dans un abattoir. L'artiste n'a rien retiré de son costume aux couleurs pures. Le voilà dans le temple de la mort, au milieu des bestiaux suspendus. Il s'immerge littéralement dans un bain de sang. Une bête tuée en parallèle, l'artiste laisse les gouttes tomber sur son visage comme on prendrait la pluie. Le passage est long. Il faut l'admettre ; il est terriblement dérangeant. Trois options : fuir, subir ou fermer les yeux. (J'ai opté pour la seconde en déglutissant le peu de salive qui pouvait encore habiter ma bouche. Je n'avais pas mangé avant et je n'envisageais pas une seconde de le faire après.) La séquence se termine dans un sable noir comme du goudron qui ne laisse entrevoir que son visage.
Pour clore la cérémonie, Steven Cohen allume les chandeliers un à un et prend la parole. Il ne récite aucune prière, absorbe une cuillère à soupe des cendres du disparu et articule quelques mots qui résonnent encore ; "My taboos are not yours" (Mes tabous ne sont pas les vôtres). Il disparaît lui-même progressivement dans un nuage de fumée blanche.
Il est certain que ce spectacle heurtera la sensibilité de certains d'entre nous. Il n'en est pas moins fort, radical et émouvant à sa manière.
Succès de la saison 2018 - 2019 du Théâtre de Poche-Montparnasse, Tchekhov à la folie passe par la case reprise pour cette saison 2019-2020. On prend les mêmes - Emeline Bayart, Jean-Paul Farré et Mathieu Boulet (en alternance avec Manuel Le Lièvre) sous la direction de Jean-Louis Benoit - et on recommence de plus belle dans la grande salle. Le trio s'active autour des deux pièces en un acte du dramaturge russe La demande en mariage suivie de L'ours. Deux "plaisanteries" qui prennent des allures de farces poussées à l'extrême.
Pour La demande en mariage le plateau se transforme en modeste maison de campagne russe dont la conception est signée Jean Haas. On retrouve très vite l'ambiance champêtre dans le mobilier et les costumes, ne manquerait plus que l'odeur. Et très vite, Jean-Paul Farré nous fait entrer en matière et, pour le moins qu'on puisse dire, le volume était au maximum. Agité, survolté comme à son habitude, le comédien ne manque absolument pas d'énergie et entraîne avec lui ses partenaires Emeline Bayart et Mathieu Boulet. Bayart livre ici ses plus belles grimaces et un jeu vif. Pendant que Mathieu Boulet un peu plus sur la réserve, parvient progressivement à trouver sur quel pied s'animer.
Pour L'Ours le cadre se fait un peu plus bourgeois. Le trio redouble d'énergie à en faire vibrer les planches et décomposer quelques bouts de décor. Tchekhov, que l'on connait pour sa plume critique de sa société, prend des allures de théâtre de boulevard et est emporté dans un tourbillon absurde.